critique &
création culturelle

Sibylline : Chroniques d’une escort girl

Délicatesse, intimité, paradoxe

Sixtine Dano ose briser un tabou avec Sibylline : Chroniques d’une escort girl, un roman graphique audacieux explorant la prostitution étudiante, un thème rarement abordé en littérature. À travers une narration et un graphisme travaillés, elle invite à une réflexion sur une réalité souvent reléguée au silence.

Raphaëlle, jeune femme de 19 ans, débarque à Paris pour étudier l’architecture. Avec ses nombreux frais scolaires, son envie d’indépendance, et malgré l’aide de ses parents ainsi qu’un job de serveuse dans un bistrot, elle ne parvient pas à joindre les deux bouts et ne résout jamais réellement ses soucis financiers, détériorant même ses relations personnelles. Un soir, sur un site de rencontre, une conversation va bouleverser son destin. Un architecte de 42 ans lui propose un rendez-vous, une rencontre tarifée. D’abord sur ses gardes, elle finit par céder et par entrer dans l’univers des sugar babies et des escort girls sous le nom de Sibylline.

Et si c’était la solution ? 

« ― L’autre jour, je suis tombée sur un site… Tu te fais un profil, tu dis que tu es une petite étudiante qui galère, et plein d’hommes sont prêts à te payer pour que tu passes du temps avec eux.

― Tu serais capable de faire ça, toi ?

― Bizarrement, je crois que oui. »

L’un des points forts de ce roman réside dans sa capacité à éviter les clichés souvent associés à cette thématique. La prostitution étudiante est un sujet assez peu abordé, étant donné la discrétion de ce phénomène. Grâce à un travail de recherche rigoureux, à des témoignages variés de sugar daddies et de plusieurs escorts, Sixtine Dano propose une vision nuancée de la prostitution étudiante. Elle aborde le sujet de manière non manichéenne, en mettant en avant le libre arbitre, l’autonomie, le consentement, mais aussi les limites de cette activité ‒ double vie, limites du consentement, ou encore remise en question des rapports de pouvoir. Cet ouvrage n’idéalise pas la prostitution : il expose également des moments de doutes, ne tombe pas dans l'exhibitionnisme ou le voyeurisme et propose un constat neutre et sobre de la réalité des sugar daddies et des escorts.

Pour les uns, ce type de relations est considéré comme un échange égalitaire, une forme de protection émotionnelle :

« En payant, on donne un cadre non émotionnel à la relation. On rentabilise au maximum l’épanouissement des deux en ne permettant pas à la relation de déboucher un jour sur une rupture. L’amour c’est un mauvais investissement. »

Cette vision, bien qu’utilitaire et pragmatique, repose sur l’idée d’une gestion réfléchie et volontaire des émotions et des attentes. La vie affective et sexuelle est uniquement placée sous le prisme économique. Ici, les liens affectifs sont remplacés par des transactions financières nettes et sans ambiguïté. 

Pour d’autres, la prostitution étudiante représente une question de survie, une réponse brutale à des difficultés financières qui ne laissent pas de place aux choix :

« L’argent remplace le dégoût par de l’apaisement. Plus de suspense angoissant devant la caissière à la fin des courses. »

Dans cette perspective, l’argent devient le remède à une précarité pesante, permettant de remplir un frigo vide, de payer son matériel scolaire, au prix d’une violence intime difficile à taire. Cependant, même lorsqu’elle semble une solution temporaire à des problèmes financiers, cette activité peut engendrer des effets secondaires graves : une distanciation émotionnelle qui mène à une paralysie affective ; une exposition accrue à des agressions physiques et des traumatismes mentaux profonds. Des séquelles qui marqueront notre protagoniste dans ce récit, de près ou de loin.

« Cet été, j’ai vu Armand et on a couché ensemble. J’ai rien ressenti. Et après, j’ai pensé : “ À quoi ça sert si je gagne pas d’argent ?” »

Illustratrice et animatrice 2D, Sixtine Dano a collaboré sur des longs et courts-métrages, des clips musicaux ainsi que des publicités. Son expérience dans l’animation et le cinéma se ressent du début à la fin. Flashbacks, scènes de flou et ellipses narratives donnent au récit une dynamique visuelle puissante. Chaque moment semble chorégraphié, et l’émotion se dégage aussi bien des mots que des dessins qui illustrent certaines expressions de peur ou de tristesse. Le roman est entièrement illustré en noir et blanc, ce qui crée une ambiance à la fois sombre et poétique. Un choix esthétique qui traduit visuellement la complexité de la vie de Raphaëlle, et qui recentre l’attention sur les détails expressifs. Cette palette minimaliste devient une métaphore graphique des dilemmes et émotionnels explorés dans le roman. L’utilisation du fusain, avec ses lignes granuleuses, et de l’encre de Chine, souligne par son contraste net la dualité constante de ce récit, entre lumière et obscurité. Des techniques qui reflètent parfaitement la personnalité de Raphaëlle : le fusain, doux et léger, devient synonyme de l’innocence et de la jeunesse. Le trait incisif de l’encre évoque la dureté et les défis de la vie d’adulte. Cette association représente avec justesse la transition de Raphaëlle vers la maturité.

« J’ai l’impression que je dois constamment me battre contre la peur de ne jamais réussir en tant qu’architecte, le besoin de stocker de l’argent et la nécessité du regard des hommes sur moi. »

Cependant, cette maîtrise a un revers : une forme de retenue prive le lecteur d’une réelle immersion dans la psyché de la protagoniste. Malgré les émotions ressenties, on ne parvient pas à réellement déceler les pensées de Raphaëlle. Si ses interactions sont développées et décrites avec soin, ses pensées demeurent floues, plaçant le personnage à une certaine distance. Dans Sibylline, on a l’impression que Raphaëlle ne vit qu’en fonction des personnes qui l’entourent, et qu’elle ne ressent pas réellement d’émotions lorsqu’elle est seule. Cette absence de profondeur peut atténuer une véritable compréhension de son parcours, de ses motivations, et surtout de son ressenti par rapport à ce qu’elle vit.

Sibylline : Chroniques d’une escort girl mérite d’être lu pour sa manière délicate, honnête et humaine de représenter une réalité très souvent négligée. Il pousse à réfléchir, sans jugement, sur cette pratique assez taboue, mais surtout sur la complexité des choix liés à la précarité étudiante. Un roman graphique au scénario puissant qui soulève des questions profondes sur la société dans toute sa complexité.

Sibylline, chroniques d’une escort girl

de Sixtine Dano
Glénat, 2024
264 pages

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