S’immerger jusqu’au cou dans l’instant
L’un des cinq finalistes du prix Rossel 2017 1 , l’ouvrage de Zoé Derleyn est une très belle découverte. Le Goût de la limace dévoile en dix nouvelles l’art délicat et hautement maîtrisé d’une primo-nouvelliste déjà confirmée.
Le goût de la limace , c’était la vraie surprise des finalistes du prix Rossel 2017. Parce que c’est le premier livre de l’auteure, Zoé Derleyn. Surtout, parce que ce n’est pas un premier roman qu’elle signe, mais un premier recueil de nouvelles. Et encore parce qu’il est paru chez Quadrature, maison d’édition belge qui se consacre à ce genre littéraire. Trois raisons de s’étonner, et trois raisons de se réjouir. Le goût de la limace surprend dès le titre et déroule au long des dix nouvelles qui le composent des univers singuliers qui disent la douloureuse étrangeté du quotidien.
Dans une nouvelle, il y a tout ce qui est dit, et tout ce qui ne l’est pas. C’est un instantané qui donne à deviner un avant et un après. Une plongée dans l’instant dont on ne sait trop dire s’il aura été déterminant. Exactement comme dans nos vies : où précisément se situent nos basculements ? Qu’est-ce qui fait qu’à un moment, rien ne sera plus comme avant ? Quel geste, quel mot dit ou retenu ? Zoé Derleyn excelle à ce jeu d’ombre et de lumière. Dans cette maîtrise absolue de la retenue, elle nous laisse le soin de tracer les manques.
Les univers de Zoé Derleyn sont ceux du trouble dans l’ordinaire. Du possible déraillement. Ses personnages sont sur leurs gardes. Sait-on jamais ce qui pourrait arriver. Ils imaginent le pire, parfois le souhaitent. Autour d’eux, si peu change, mais déjà à l’intérieur ça dissone. Zoé Derleyn fixe son attention sur les détails de l’instant, sur ce qu’ils brassent d’un avant, et sur le décrochement dans la tête de ses personnages. Une fille qui attend sur une pierre le retour de sa famille en visite d’une grotte imagine que jamais la famille n’en ressort. Le tout petit nuage immobile dans le ciel d’été pourrait bien annoncer l’orage et ses pluies torrentielles qui inonderont la cavité (« Peau de rousse »). Une autre fille est si amoureuse qu’elle sent bien qu’un amour aussi grand ne durera pas (« Sur la route du paradis »).
L’écriture de Zoé Derleyn est portée par la grâce du détail, la justesse du regard. L’auteure manie parfaitement les incipit. On entre chaque fois au beau milieu de quelque chose. D’une ou deux phrases on est immergé. Dans ces débuts il y a l’efficacité et il y a la beauté, intimement mêlées. Par exemple le début de la nouvelle intitulée « Le petit » :
« Quand tu l’as vu pour la première fois, tu as été impressionnée. Il mesurait déjà près de deux mètres tout en étant encore enrobé de rondeurs enfantines. »
J’ai lu très doucement ce très petit livre. Pas pour le savourer, pas seulement. Mais parce qu’il contient davantage que ses 97 pages. Les dix nouvelles charrient en creux des vies entières. Il faut compter le temps de lecture de ce qui n’est pas écrit. Je me demande pourquoi on lit si peu de nouvelles. Pourquoi on les promeut, nomine, prime moins (même si le Prix Rossel a cette année marqué l’exception en sélectionnant le recueil parmi ses finalistes). Comme si l’art du court était un art mineur. À l’heure où l’on se presse, où beaucoup ne lisent pas faute de temps, la nouvelle devrait être la littérature des temps modernes. Une le matin dans le bus et pendant la journée entière dans son coin à soi se raconter le reste. Le goût de la limace est un délice qui dure.