En rassemblant au sein d’une même pièce deux textes de Samuel Beckett, Solo et Catastrophe , la Cie Acqua Alta a investi les murs du centre Tour à Plomb pour mettre en miroir le regard de l’artiste sur lui-même et celui que la société porte sur lui.
Deux préoccupations essentielles animent la Cie Acqua Alta : faire découvrir des œuvres méconnues d’auteurs classiques, et en tirer des enseignements sur l’art et sur l’artiste. Après un premier spectacle issu de l'adaptation du Funambule de Jean Genet, la compagnie s'est emparée, les 13 et 14 décembre, de deux textes écrits en 1982 par Beckett.
Solo : vivre, c'est dépérir
Sa naissance fut sa perte. Rictus de macchabée depuis.
Musique sombre, mystérieuse, angoissante, en résonance avec le décor plongé dans l’obscurité hormis une ampoule dardant sa lueur au cœur de la scène. Une toile carrée noire, posée au sol, figure l’espace vide d’une chambre. Un objet recouvert d’un drap blanc trahit un lit ou un linceul. Rien n’est tout à fait ce qu’il est censé être. La scénographie (conçue par Frédéric Rolland) esquisse une réalité sans figer l’imaginaire. La poésie métaphorique du théâtre opère.
Fixe le dehors. Noire vastitude où rien ne bouge. Se tourne face au mur nu.
Un homme (joué par Christophe Jaccard) apparaît sur scène, l’allure d’un spectre, d’un fantôme. La blancheur de sa chevelure et de son habit contraste avec la pénombre environnante. Une chemise de nuit immaculée et un bas du corps en proie au dénuement (chaussettes sans chaussures, short sans pantalon) évoquent l'univers du sommeil, des songes et de l'inconscient. L’homme semble rêver ou se rêver, enfermé dans un espace matériel et immatériel (le temps, le langage). La mise en scène s'emploie d'ailleurs à restituer le vide, outre sa dimension verbale, en actes : par l'expérience d'une temporalité lente où le silence coule comme une fleur emportée par un cours d'eau.
Jadis à chaque vide, un visage.
La toile carrée évoque désormais une cellule de prisonnier. On ignore d'où il vient, où il va et ce qu'il cherche. Le solitaire livre alors un monologue en racontant, sur un ton oscillant entre la confession et l'étonnement, la résignation et l'agitation, les faits et gestes d’un individu déambulant dans une chambre comme un lion en cage. Il parle de lui-même à la troisième personne (« il »), se distancie du Moi comme si son esprit avait quitté son enveloppe charnelle. Il ressemble à un mort qui parle d'un vivant, ou à un vivant qui parle d'un mort. La scène traduit-elle un rituel quotidien, cyclique et annonciateur d'un futur, ou, au contraire, un dernier moment de vérité avant l'ultime disparition ?
Comme pour voir une dernière fois cette première nuit.
Le discours de l'orateur progresse tout en régressant. Nomme, indique, exprime, éclaircit. Puis, tout à coup, répète, revient, retourne. Dit, re-dit la même chose plus loin, autrement ou de la même façon. Il cherche tout en se résignant à ne plus trouver. Use des mots pour fendre les flots de l'oubli, du silence, du vide, de l'absence. A recours au langage comme à une allumette : pour éclairer brièvement le néant tragique de la vie, avant de succomber. Dire, écrire, c'est résister à la béance du vide, le reconnaître pour mieux le combattre. Non pas le nier et l'éviter, mais bien l'engager dans autre chose, le transformer en caisse de résonance de nos échecs, de notre destin calciné mais aussi de notre liberté.
Toujours moins à mourir.
Pour Beckett, vivre signifie dépérir, diminuer, reculer. Avancer vers la mort. La vie semble davantage représenter une interruption de la mort que la mort une interruption de la vie. D'où son obsession pour l'écoulement du temps, le silence, l'attente, la disparition. Trop souvent réduit à ses pièces de genre absurde, Beckett s'apparente avant tout à un explorateur du tragique. Un astronaute du vide. Un percussionniste du silence. Un diamantaire du néant. Un archéologue de l'immobilité.
Il fixe l'au-delà. Rien là non plus.
Dans cette œuvre, le narrateur tente de saisir par la parole la vérité de son existence, en adoptant un parler inachevé à l'image du caractère approximatif de la vie humaine, truffée d'échecs, de pertes, de remords, de regrets. Paradoxalement, la distanciation langagière avec soi démontre la lucidité et l'honnêteté d'un homme face à lui-même, ainsi que son être inabouti, incomplet. Tout emploi du je sous-entendrait un être maître de lui-même et plein . Or, ici, un personnage spectral manie un langage spectral pour capter, retenir, caresser le spectre de sa vie : famille disparue, enfance volatilisée, espoirs brisés, illusions envolées. Scission irrévocable entre le passé et le présent.
Funérailles de... Il allait dire d'êtres chers.
Comment interpréter cette métaphore ? Exister ne consisterait-il qu'à vivre pleinement son inachèvement ? L'artiste, un être à la fois plus libre et plus contraint que les autres : libre car, conscient de l'existence du vide, il l'exploite dans sa dimension d'absolu, d'infini, d'illimité ? Contraint, car croulant sous le poids du vide, de l'angoisse d'être absorbé, de la finitude de la vie humaine et de son absence de sens définitivement établie ?
Lumière qui se meurt. Bientôt nulle. Non, ça n'existe pas nulle lumière.
Le vide et la solitude comme matériaux de l'artiste ? Condition de sa pleine réalisation personnelle ? Comme un absolu transcendant ? Une passerelle vers des forces surnaturelles ? Comme le moteur de l'histoire de l'humanité, insatiable créature en quête d'une satisfaction éternelle ? Le vide comme force de compensation et de libération contre une société de saturation, d'excès d'informations, de bruits, d'actions, d'événements ?
Nuit fantôme. Lumière fantôme. Funérailles fantômes.
Catastrophe : l’artiste-objet
Pièce plus courte, Catastrophe dépeint la mise en présence d'un comédien immobile et muet, dénigré et manipulé physiquement comme un pantin par un metteur en scène autocrate (campé par un Gilles Van Bunnen alternant moqueries sardoniques et accès de colère) et une assistante complaisante (jouée par Alix Merle, alliant empathie embryonnaire et servitude volontaire). L'artiste drapé dans son costume noir (chapeau, manteau) ressemble à un Christ crucifié, en attente de la mort. Inerte, il se laisse abuser et déshumaniser par ses deux bourreaux.
Contrairement à la première pièce, le pouvoir des mots l'a abandonné, symbole de la censure politique. Sa liberté la plus précieuse (s'exprimer par le langage) est vampirisée par autrui. La mort des mots sonne comme la mort du sens. Dédiée à Vaclav Havel, alors emprisonné en Tchécoslovaquie, l'œuvre dénonce la condition de l'artiste dans les régimes totalitaires.
La scène finale offre néanmoins un moment poétique poignant où l'artiste révèle une aura sacrée grâce à un sublime jeu d'éclairage progressif et clignotant (réalisé par Charles Hoebanx) sur le visage du comédien. Comme si emprisonner les artistes ne suffisait jamais à emprisonner leur liberté de conscience, ou l'art lui-même.
Ainsi, la réunion des deux œuvres semble interroger la place de l'artiste dans la société, tantôt sur-homme, sacralisé et investi de capacités transcendantes, tantôt sous-homme réduit au rang de moins-que-rien. Or, même si les conditions d'existence d'un artiste dans une dictature et dans une démocratie s'opposent diamétralement à maints égards, cette dichotomie ne reflète-t-elle pas en partie sa place au sein des impératifs de rentabilité et de consommation de l'époque actuelle ?