critique &
création culturelle

Soundtrack to a Coup d'État

nouveau regard sur l’assassinat de Patrice Lumumba

Récompensé pour son « innovation cinématographique », au festival du film de Sundance 2024, le nouveau documentaire de Johan Grimonprez, Soundtrack to a Coup d’État, révèle deux récits parallèles : celui de la complicité belgo-américaine dans l’élimination du Premier ministre congolais et l’instrumentalisation des figures du jazz noir pour faire diversion.

Roulements de tambours, claquements de pieds sur fond de jazz et une vue surplombante sur l’Assemblée générale des Nations Unies : le décor est planté. Dans l’hémicycle rempli de représentants et de traducteurs, les échanges animés se succèdent et les poings tapent sur les tables pour exprimer le mécontentement. Ces désaccords audibles, condensés dans le film sur quelques secondes, donnent le rythme et se juxtaposent au groupe de musique qui accompagne Louis Armstrong, l’emblématique jazzman de Nouvel-Orléans. Soudain, l’effervescence diplomatique et son brouhaha cessent. Au pupitre, on reconnaît Nikita Khroutchev en plein réquisitoire. Que dit-il ? Est-ce une déclaration d’amour ? de haine ? Dans une vidéo d’archive, le trompettiste Dizzy Gillespie raconte que le dirigeant soviétique aurait, en septembre 1960, enlevé sa chaussure pour frapper son bureau en indignation face à la complicité de l’ONU dans le renversement de Patrice Lumumba, premier ministre du Congo, élu démocratiquement après l’indépendance du pays quelques mois plus tôt, le 30 juin 1960. Une anecdote qu’a utilisée Johan Grimonprez, cinéaste et réalisateur belge comme fil conducteur pour Soundtrack to a Coup d’État.

Instrumentalisation du jazz

Dans son documentaire, Grimonprez explore une partie méconnue de l’histoire coloniale belge : le rôle prépondérant du jazz dans l’assassinat de Patrice Lumumba. Pour cela, il se penche sur une variété impressionnante de sources : extraits lus de My Country, Africa d’Andrée Blouin - militante centre-africaine pour les droits des femmes et conseillère de Lumumba -, témoignages directs d’anciens mercenaires, d’hommes politiques belges et américains, mémoires-audios de Nikita Khroutchev ou encore archives de concerts de jazz-blues….

Stupéfaits, on découvre que les États-Unis - pour soutenir les gouvernements belges et congolais, responsables de l’élimination du leader panafricain- ont instrumentalisé des figures telles que Louis Armstrong ou Nina Simone. Ces artistes ont été envoyés en tant qu’« ambassadeurs du jazz noir » à travers le monde, et principalement en Afrique. « C’était une manière de blanchir la politique américaine et de promouvoir la démocratie comme outil de propagande à l’étranger ; pour conquérir les cœurs et les esprits des peuples du Sud global », explique Johan Grimonprez au micro de Cinergie, webzine consacré au cinéma belge. Une stratégie « hypocrite » lorsqu’on se rend compte qu’au même moment, les États-Unis étaient traversés par le mouvement pour les droits civiques.

Des intérêts concordants

Mais pourquoi les États-Unis se sont-ils mêlés de la décolonisation du Congo ? La réponse se trouve dans les sous-sols congolais, riches en minerais et surtout en uranium, composant essentiel à l’arme nucléaire et d’autant plus convoité dans un contexte de Guerre froide. C’est d’ailleurs pour garder sa mainmise sur les mines que la Belgique a privatisé le secteur, six jours avant l’indépendance du Congo, et qu’elle a soutenu les actions de Moïse Tshombé, président de l’État sécessionniste du Katanga, là où se concentrait l’industrie minière. Dans ces échanges commerciaux, les États-Unis étaient les principaux bénéficiaires d’uranium et avaient donc tout intérêt à soutenir le gouvernement belge dans son souhait d’éliminer Patrice Lumumba, défenseur d’un Congo souverain. Dès lors, le documentaire de Grimonprez présente un tableau complexe où plusieurs intérêts concordent. Le spectateur, pris d’injustice, comprend également pourquoi la décolonisation du Congo a été si difficile : l’indépendance du pays n’a, dans un premier temps, pas eu pleinement lieu puisque la Belgique a gardé le contrôle sur un secteur économique clé. Indépendance politique donc mais pas financière.

L’éveil du « Sud global »

La portée des revendications panafricanistes de Patrice Lumumba ne s’est pas limitée aux frontières congolaises : elle a connu une résonance bien plus large en agissant comme un éveil du « Sud global » en pleine phase de décolonisation. De manière un peu anachronique, Johan Grimonprez ajoute ainsi une couche de compréhension en puisant dans les archives en noir et blanc de la conférence de Bandung (1955) qui regroupa les pays asiatiques et africains nouvellement indépendants ou en cours. Il se sert également des images d’autres conférences comme celle d’Accra (1958) pour montrer l’écho et l’influence du discours souverainiste de Lumumba sur certaines nations, plus tard membres du mouvement des non-alignés (G77).

Derrière l’écran, le spectateur, impliqué de manière quasi émotionnelle dans le récit, assiste à un ballet diplomatique et est porté par l’élan et le courage de ce troisième bloc naissant, opposé à la répartition bipolaire durant la Guerre froide. Dans ce contexte, l’assassinat de Patrice Lumumba suscite encore plus d’indignation puisqu’il survient à un moment d’espoir et de remise en cause des legs coloniaux. Le montage agrémenté de gros titres de journaux et le rythme du documentaire, calqués à la bande sonore (« soundtrack »), accélèrent graduellement pour déboucher sur une fin précipitée et révoltante. Les machinations politiques et la complicité de la CIA apparaissent au grand jour. Soundtrack to a coup d’État est donc un documentaire à voir pour qui veut comprendre ce meurtre complexe et ses coulisses.

En proposant plusieurs récits parallèles qui finissent par se superposer, Johan Grimonprez offre un projet original où la musique occupe un rôle de protagoniste à part entière. Pour appréhender ce film, long de 2h30, il faudra cependant rester concentré, au risque de se perdre dans ce puzzle exhaustif bien que toutes les pièces constituantes finissent par s’emboîter. Si la narration semble un peu désordonnée, elle est finalement à l’image du contexte de l’époque. Une mention spéciale pour le montage ingénieux nécessite d’être relevée. Rik Chaubet, à la production, s’est en effet aidé des rythmes des morceaux de jazz pour faire toutes les transitions des plans. Il s’est également permis quelques libertés - dans un premier temps, provocatrices et déstabilisatrices pour le spectateur. En ajoutant des extraits de publicités actuelles pour téléphones portables ou voitures, et donc en couleur, il interpelle le public et lui rappelle sa responsabilité dans la persistance du conflit actuel dans le Nord-Kivu pour le cobalt et autres minerais stratégiques. Ces anachronismes qui perturbent au début l’oeil habitué au noir et blanc ne gênent cependant pas. Par cette distinction chromatique, on sort un temps de la narration pour s’interroger sur notre propre consommation et nos supposés besoins matériels.

On regrettera néanmoins une contextualisation brève de l’assassinat de Patrice Lumumba, qui n’est certes pas le cœur du documentaire mais qui aurait mérité un peu plus d’attention. Dans la compréhension du film, les livres du sociologue Ludo De Witte (L’assassinat de Lumumba - 1999) et de Colette Braeckman, journaliste au Soir, (Lumumba, un crime d’Etat- 2009) peuvent servir d’éclairages complémentaires.

Soundtrack to a Coup d’État

de Johan Grimonprez
son par Ranko Pauković
montage par Rik Chaubet
Belgique, 2024
150 minutes

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