Au départ, le livre d’un auteur de science-fiction relativement peu connu jusque-là, Harry Harrison : Make Room ! Make Room ! (1966). Une dystopie sur un phénomène en marche, devenu galopant au fil des années : la surpopulation humaine. En 1973, Richard Fleischer l’adapte pour en faire Soylent Green , un thriller sur fond d’obsession d’explosion démographique. Mais pas que.
Le titre choisi par Harrison ne pourrait être plus explicite : « Faites de la place ! » est le mot d’ordre dans un monde surpeuplé où les gens s’entassent dans de bruyantes mégalopoles étouffantes et surchauffées, l’itération et les points d’exclamation du titre indiquant l’urgence de la situation désormais intenable.
Harrison situe son action à New York en 1999. La ville compte trente-cinq millions d’habitants, les structures se déglinguent, les ressources de la planète, comme le pétrole, se sont épuisées. Plus guère de moyens de locomotion donc. Où irait-on d’ailleurs, puisque la situation semble partout pareille, même si l’on apprend au détour que le seul pays où il reste un peu de place est le Danemark, pour une raison bien simple : on y tire sur quiconque tenterait de franchir la frontière.
Du reste, il n’y a pour faire face au terrible problème de la faim qu’une nourriture industrielle vaguement aromatisée qu’on imagine insipide, régulièrement objet de pénurie. Idem pour les réserves hydriques potables, raréfiées en raison de leur surexploitation. Les rapides et énormes variations climatiques – oscillant entre périodes de canicule insupportable et de froid glacial – sont d’autant plus pénibles pour les populations que les habitations sont souvent délabrés ou insalubres et que beaucoup de gens ne disposent d’ailleurs d’aucun logement, même si l’espèce humaine a tenté d’élargir son territoire en installant sur les cours d’eau de peu enviables bidonvilles formés de péniches assemblées qui n’ont pas le charme des marchés flottants.
Le roman de Harrison – qu’on aurait aimé voir figurer dans la bibliothèque de M. Trump – se fonde sur une énigme, le meurtre d’un homme influent dans un quartier riche, sorte de ghetto de luxe inaccessible à la populace. Le policier chargé de l’enquête tentera d’élucider un mystère finalement assez banal, car très vite Harrison néglige cette trame policière pour nous livrer les impressions du protagoniste face à ses tâches quotidiennes et au monde auquel il est confronté. Clairement, Andy, le policier, n’est pas le principal personnage du roman, pas plus que son colocataire et ami, témoin d’un monde disparu ou que la compagne de la victime avec laquelle se tissera une histoire d’amour. Non, le véritable protagoniste, c’est New York, ville poussiéreuse et suffocante qui semble agoniser avant de devoir crever comme une vieille outre gonflée dans laquelle on déambule en se frayant constamment un passage parmi ses congénères.
Lorsque sept ans après la parution du roman, Richard Fleischer se le voit confier pour l’adapter à l’écran, il développe un scénario qui bouscule fondamentalement l’original, au grand dam de l’auteur. Il faut dire que la Metro Goldwyn Meyer a racheté tous les droits du livre plus ou moins en catimini (dixit Harrison) et que le contrat interdit à l’auteur du roman tout contrôle sur le scénario auquel il participe. Harrison admettra cependant que malgré les coupures et quelques ajouts qu’il déplore, l’essentiel du message a été préservé et plutôt bien restitué. Il s’estimera donc à moitié satisfait.
Le film de Fleischer change quelque peu les chiffres : nous ne sommes plus en 1999 mais en 2022 et New York ne compte plus trente-cinq mais quarante millions d’habitants. Dès le générique, le ton est donné : quelques images aux tons sépia d’une Amérique encore rurale et tranquille sur fond de musique douce, et dès l’apparition des premiers véhicules motorisés, tout s’accélère. Les images qui défilent au rythme endiablé de l’orchestre symphonique nous montrent une population toujours plus dense, des constructions et destructions toujours plus nombreuses, l’étau d’une empreinte humaine qui envahit tout, enlaidit tout. Le montage souvent en split screen renforce cette cadence infernale, marche forcée vers un futur où l’homme prend toute la place. En revoyant aujourd’hui ces images fixes, on est frappé de constater à quel point elles ressemblent finalement à notre quotidien.
Dans le New York de Soylent Green (rebaptisé par euphonie Soleil Vert en français), les gens pullulent dans les rues et sont pour la plupart illettrés, sauf certains que l’on appelle books et qui sont la mémoire du monde ancien. Un brouillard jaunâtre enveloppe en permanence les rues d’une ville où se concentre toute l’action, renforçant cette impression d’une population prise au piège de son propre développement et contrôlée par une police anti-émeutes. La nourriture industrielle consiste en une sorte de biscuit prétendument dérivé du plancton et présenté sous trois couleurs différentes. Seuls quelques quartiers privilégiés sont préservés, là où habitent les puissants et riches, qui vivent dans un environnement protégé et agréable. C’est dans l’un des luxueux appartements de ce quartier que va être commis le meurtre d’un membre du conseil d’administration de Soylent Green sur le point de révéler un terrible secret. Frank Thorn, le policier chargé d’élucider l’affaire, découvre d’abord la jolie fille qui vivait avec lui en tant que « meuble », puisqu’elle faisait partie de l’équipement domestique. Si le film de Fleischer se focalise plus sur l’enquête que Harrison dans son roman, c’est parce qu’il en a changé le mobile pour le relier directement à la thématique de la dégradation des conditions de vie, comme on s’en apercevra lors de la révélation finale, ingénieuse et totalement cohérente, alors que chez Harrison, l’aspect policier s’emboîtait plus difficilement dans le propos général.
Mais le film vaut surtout par les relations entre Thorn et son colocataire Sol, un vieil homme (délicieusement joué par Edward G. Robinson) qui a connu le monde d’avant, un book qui l’aidera à découvrir les tenants et aboutissants d’une mort pas du tout fortuite. Très belle scène lorsque Thorn rapporte un peu de « vraie » nourriture subtilisée dans le frigo du bel appartement pour en faire profiter son colocataire, qui se souvient du goût des choses et va lui mitonner un repas comme il n’a jamais eu l’occasion d’en faire.
Lorsque les gens en ont assez de vivre, ils peuvent se rendre dans un centre d’euthanasie où dans une atmosphère feutrée, on leur inocule une mort confortable et paisible en accédant à l’un de leurs derniers souhaits. Thorn ne pourra empêcher Sol de s’y rendre, mais en essayant d’arrêter le processus, il le découvrira derrière une fenêtre, allongé dans une chambre close devant une sorte d’écran Imax où défilent des images de la nature et du monde d’autrefois. La soudaine apparition de cervidés dans une forêt et le reste de la courte séquence proposée est une inoubliable scène d’adieu à un monde disparu. Même le granitique Charlton Heston (Thorn) en est bouleversé tandis que défilent les belles images interdites que la population ne saurait voir sans probablement se révolter. Sauf qu’on a l’impression que cette chaleur moite qui baigne le monde a engendré une apathie et une indifférence généralisée quant au sort inéluctable de la planète. Seules les annonces de pénurie semblent encore susceptibles de réveiller une population qui crie famine mais les velléités de soulèvement seront vite réprimées par les immenses pelleteuses qui font place nette parmi la foule, écrasant les individus ou les chargeant comme de vulgaires blocs de terre.
La scène de la mort de Sol est d’autant plus poignante qu’Edward G. Robinson tournera là son dernier film et décèdera avant même la sortie en salle. Les producteurs décidèrent même dans un premier temps de ne pas l’inclure par respect pour l’acteur, mais ne purent s’y résoudre en raison des contingences scénaristiques. Elle est à mon sens aujourd’hui le plus bel hommage au talent de l’acteur. Les scrupules qui honorèrent l’équipe du film me paraissent d’ailleurs singulièrement passés de mode en notre période de « buzz » à tout prix.
Si déjà en 1973, le film de Fleischer se démarquait par un parti pris extrêmement réaliste (on était alors submergés par une vague de films catastrophe parfois effectivement catastrophiques), la force de son propos n’a hélas fait que gagner en crédibilité. Pourtant, pas plus que Harrison dans son roman, le cinéaste n’a voulu donner au film une allure de sombre prophétie. C’est ce parti pris anti-apocalyptique qui détermine d’ailleurs à mon sens la force du message. Nous pouvons le regarder presque innocemment comme on regarde un thriller, mais insidieusement l’arrière-plan, comme dans un fondu enchaîné, prend la place de l’avant-plan. Les protagonistes ne sont plus que des mouches se débattant au centre de la toile d’une araignée de pierre. Un peu comme nous, pris par nos « priorités » quotidiennes sur fond de délitement du monde, de raréfaction des sols, de disparition des espaces et des espèces ?
« Le monde était si beau et nous l’avons gâché » chante Dominique A dans Rendez-nous la lumière .
Sans avoir de réponse à apporter à un problème qui dépasse chacun d’entre nous, je ne peux m’empêcher de me poser une dernière question. Alors que nous sommes désormais plus de sept milliards sur terre (soit le double par rapport à 1970) et qu’à l’échelle du globe, la superficie des terres arables se réduit de 100 000 km 2 par an, comment se fait-il que le problème de la bombe démographique ne soit pratiquement jamais au centre des préoccupations des responsables politiques, écologistes inclus ? Un sujet peu porteur électoralement ?
Certes, les cas d’urgence à résoudre sont incroyablement variés et nombreux, mais si la bombe D était la mère de toutes les bombes ? Le respect des êtres humains n’est-il pas profondément lié au respect de la nature qui l’environne ? N’avons-nous pas un héritage, une qualité de vie à transmettre ?
Après tout, qui a envie de vivre dans un monde sans tigres ?