St Germain
Le 23 février dernier, Ludovic Navarre, alias St Germain, était de retour en Belgique sur la scène de l’AB. Alors on a testé pour vous : réussi ce come-back de l’ex-étendard de la french touch ?
J’avais dix-neuf ans quand Tourist , le deuxième album de St Germain, a inondé les bars chics européens de sa house suave et jazzy. Ce son, longtemps caricaturé comme une musique pour jeunes bourgeois urbains, s’inscrivait dans ce que l’on a longtemps appelé la « French Touch », comme si la musique électronique avait un passeport… Foutaise. Difficile en même temps quand on s’appelle Navarre de ne pas devenir l’étendard du Royaume de France. Toujours est-il que nous étions il y a peu en 2015. Ludovic Navarre revenait. Sa musique n’a plus rien de « French » et, par les temps qui courent, c’est tant mieux.
En 2000, Jacques Chirac était encore président de la République française. Les Bleus gagnaient l’Euro, deux ans après la Coupe du monde, pendant que le PSG finissait deuxième du championnat, à sept points de Monaco. La jeunesse dorée de Paris sortait chaque soir à Saint-Germain-des-Prés, après s’être fourni incognito dans les rues suintantes de la Goutte d’Or .
Quinze ans plus tard, Hollande finit le sale boulot de Sarko en ouvrant les portes au FN, à tel point qu’on finit par en regretter ChiChi. Les Bleus ont connu les tréfonds de la compétition, sont descendus du bus et se font désormais la guerre devant les tribunaux pour des histoires de cassettes. Le PSG va gagner le championnat dès la trentième journée avec vingt-cinq points d’avance sur le deuxième… Monaco. La jeunesse de Paris n’est plus dorée et finit ses soirées à la Concrete, après s’être encanaillée à la Brasserie Barbès. Le monde a changé…
Pendant ces quinze années, Ludovic Navarre s’est fait discret. De 2000 à 2002, fort du succès planétaire de Tourist , qui s’est vendu à 4 millions d’exemplaires, St Germain est parti en tournée. Pendant vingt-quatre mois, il a traversé tous les continents, joué dans tous les festivals, sur toutes les scènes, les plus grandes – Glastonbury, Coachella, le Royal Albert Hall, les Transmusicales de Chine – comme les plus petites. Deux ans à jouer les mêmes morceaux, tous les soirs. Son cocktail à base de jazz, blues et house, l’essence même de la deep house , se prêtait autant aux soirées guindées qu’aux clubs et salles de concert.
Pour le Parisien que je suis et encore plus pour celui que j’étais à l’époque, Tourist représentait la carte postale idéale de ma ville. Ludovic Navarre a beau tiré son nom de Saint-Germain-en-Laye, sa ville d’origine, et non du plus bobo des quartiers parisiens, il a parfaitement retranscrit en musique l’idée que se faisaient alors tous les étrangers d’une soirée à Paris : un club de jazz chic, un peu moderne, où la jeunesse belle et aisée se dandine et se drague, quand l’ambiance compte finalement plus que les cocktails et la musique. Pont des Arts , mon morceau préféré sur cet album, en était à mon avis l’illustration parfaite. Quand un musicien arrive à traduire sur une partition les fantasmes de toute une jeunesse, il ne faut pas s’étonner qu’il soit si vite adulé. Trop vite adulé peut-être. Navarre n’avait sans doute pas prévu que cette carte postale connaîtrait un tel succès.
Ce qui explique cette longue absence et le temps qu’il a mis pour remettre les mains dans le cambouis. Et pour cause, faire un Tourist 2 n’aurait servi à rien. Il le dit lui-même : « Il fallait que j’arrête tout, que je laisse la musique de côté. Après ces deux années, j’ai réalisé que je ne voulais pas refaire Tourist. » Et pour cause, Rose rouge , So Flute et Sure Thing étaient des hits en 2000 mais, comme de nombreux standards deep/acid house de l’époque, ils ont été trop facilement rangés au fil des années dans le bac lounge des radios tendance. Une musique qui a vieilli, qui appartient à une époque et qui sied aujourd’hui davantage aux ascenseurs du groupe Accor qu’aux temples de la vie nocturne des années 2010. À la bourse de l’électro, le cours de la minimale allemande a ravi les investisseurs pendant que la deep house française a subi krach sur krach.
Il a donc fallu se reconstruire. « Je devais faire quelque chose de nouveau. Je me suis embarqué dans ce très long voyage de recherche. »
Au moment où St Germain achève sa tournée mondiale, plusieurs artistes européens de premier plan commencent à explorer les possibilités offertes par la musique traditionnelle africaine. En 2002, Damon Albarn (Blur, Gorillaz) sort Mali Music , avec Afel Bocoum et Toumani Diabaté. La démarche séduit et il est bientôt rejoint par Ghostpoet, Olugbenga Adelekan (Metronomy) et Nick Zinner (Yeah Yeah Yeahs). Navarre songe lui aussi à rapprocher électro européenne et musiciens africains. Il part au Nigéria, au Ghana, avant de s’arrêter au Mali. Il connaît peu la culture musicale du pays, mais Paris abrite une large communauté malienne, dont la musique interpelle particulièrement le producteur : « Ils chantent des choses qui ont été vécues, mais d’une façon très naturelle. »
Il se trouve que Ludovic Navarre a eu sa dose de vécu. À seize ans, un grave accident de mobylette le contraint à rester alité pendant deux ans. Il en garde deux séquelles : une démarche boiteuse et la connaissance des outils de production électronique qu’il a su développer seul pendant cette longue période de convalescence. Certaines mauvaises langues le dépeignent comme quelqu’un de taciturne, voire d’un peu revêche. Mais il reste avant tout quelqu’un de terriblement humble, conscient de la chance qu’il a eue. Il raconte d’ailleurs que sa carrière a commencé grâce à un coup de bol en Belgique – la scène électro/rave ne comptait que quinze personnes en France et il fallait voyager pour trouver des gens avec qui partager sa musique. Navarre se serait retrouvé chez un disquaire à qui il aurait passé une cassette de démos et qui l’aurait ensuite mis en contact avec les labels indépendants sur lesquels il réalisa ses premières productions. Un gars derrière un comptoir serait donc à l’origine de tout. D’où une certaine modestie.
Je m’en suis rendu compte quand je l’ai vu fin février à l’Ancienne Belgique. Je ne l’avais jamais vu en concert et je ne savais franchement pas à quoi m’attendre. Je n’avais pas non plus écouté son dernier album. Ce devait donc être une surprise totale, nourrie par l’espoir de le voir jouer les hits que je continue d’écouter en cachette. La surprise fut totale.
Ce ne fut pas un DJ-set, mais un vrai concert. Sept musiciens hors-pair, originaires du Mali, du Sénégal, du Burkina Faso, du Brésil, de Guyane et de la Martinique, sur le devant de la scène. Derrière, dans l’ombre, maître de cérémonie, notre producteur parisien, qu’on ne verra qu’une seule fois lors de la présentation du groupe. C’est que Navarre est là seulement pour mettre en valeur ses acolytes. Il pousse un bouton par-ci, crosse un fader par-là. Devant lui, Guimba Kouyaté enflamme une salle conquise de sa guitare incendiaire, Jorge Bezerra maltraite ses percus de ses dix mains et le showman saxophoniste de génie empêche le public de se reposer. À côté, Mamadou Cherif Soumano invite l’Afrique sur scène avec sa kora, pendant que les voix typiques de Zoumama Tereta, Nawaha Doumbia et Fanta Bagayogo finissent de nous faire voyager. Il y a du Fela, du Konono n° 1 dans l’air.
C’est là tout le génie de St Germain : sur un titre comme Real Blues , il réussit à marier ses beats house avec les instruments traditionnels maliens et les bluesmen légendaires Lightnin’ Hopkins ou R.L. Burnside. Une alchimie inattendue. Une prouesse même, car Navarre admet qu’il était au début difficile d’adapter ses productions house à des musiciens dont le jeu est très libre et parfois imprévisible. Comment un ordinateur peut-il comprendre un rif de guitare ou une note de balafon ? Il faut un homme là derrière pour réaliser ce tour de magie. Et pas n’importe quel homme.
Un crétin a écrit dans The Guardian que certaines personnes peuvent se sentir mal à l’aise à l’idée qu’un Européen blanc s’approprie des styles de musique noire. Il faut être con comme un journaliste anglais pour écrire une chose pareille… St Germain réussit le tour force de dresser un pont entre l’Afrique et l’Europe. En ces temps de migration et de brassage des cultures, quoi de plus normal et de plus souhaitable. C’est justement un hymne à l’échange et à la rencontre.
Sept musiciens. Un producteur. Ajoutez à cela les deux portraits géants de Navarre en fond de scène et vous les avez vos dix petits renois. Car, qu’on se le dise, Ludovic Navarre est bien black. Et comme dans le roman d’Agatha Christie, on sait que le tueur est là, celui qui voit tout, qui sait tout, mais qui ne se montre pas. On connaît son nom depuis le début, mais on l’oublie à force de danser, de se concentrer sur la virtuosité de chaque protagoniste et on ne s’en souvient qu’à la fin. Il est là. C’est lui. Mais il est trop tard. St Germain m’a tué.