The Bear
Dans le ventre de la bête
Plus de trois mois après sa sortie aux US, la minisérie hit de l’été The Bear arrive enfin en Belgique. Au menu : sandwichs italiens, tranches de vie, frénésie urbaine et chaos authentique. * chef’s kiss *
« Pénurie de personnel », « main d’œuvre inexpérimentée », « les jeunes ne veulent plus travailler »… Ces mots fusent depuis plusieurs mois dans les bouches des patrons de l’Horeca. Résultat de la crise, mais surtout d’un système depuis bien longtemps ébranlé par une politique d’uberisation forcée des employés, l’industrie est dans le rouge. Et ce ne sont pas les discours moralistes des politiques qui vont faire changer la couleur. Alors, pour prendre une pause entre « flexi-jobs » et articles putaclics fatalistes, on regarde The Bear : une comédie dramatique qui fait le choix de l’humain plutôt que du bilan économique détaché.
Suite au décès de son frère, le jeune chef prodige Carmen « Carmy » « Bear » Berzatto (Jeremy Allen White) reprend l’historique business familial, The Original Beef of Chicagoland, en compagnie de Richie (Ebon Moss-Bachrach), meilleur ami du frérot disparu, et Sydney, cheffe stagiaire fraichement diplômée (Ayo Edebiri). Embourbé dans les dettes d’un commerce en déperdition, Carmy tente de redresser les troupes et ainsi renouer famille et carrière. Une intrigue toute simple qui n’a pourtant rien à envier aux séries policières HBO les plus haletantes. Sans fioritures, The Bear est une valse de personnages sur le fil du rasoir – la vraie force narrative de la série.
Après l’ère du mème « Karen », quintessence du client privilégié et condescendant, l’heure est aux travailleurs de prendre le devant de la scène. Dans un chaos organisé, The Bear les fait briller. Et tout se joue dans le détail. Du ping-pong verbal nappant chaque scène dans le sandwich shop (« behind », « corner », « yes chef ») aux Tupperwares servant de verres, en passant par la camaraderie dysfonctionnelle de la brigade, tout y est1 . La série a été tournée dans un vrai restaurant de Chicago, le tout supervisé par de vrais chefs : Matty Matheson (acteur et consultant) et Courtney Storer (productrice et consultante). Même les acteurs (White et Edebiri) ont suivi une formation intensive en immersion afin d’incarner leurs personnages le plus fidèlement possible. Et le résultat est là : une prouesse saluée par de nombreux restaurateurs à travers le monde . Et quel plaisir de voir une fiction culinaire jouer de la réalité de terrain avec autant de justesse. L’énergie si particulière du service y est représentée avec soin et respect – un accomplissement assez rare pour le souligner.
Dans l’humour comme dans le drame, The Bear exorcise les maux de toute une industrie, mais aussi d’une génération mi-carriériste mi-désinvolte, à la fois mélancolique et ambitieuse. Plutôt que de prendre la voie de la critique sociale stérile ou d’une success-story romantisée, on est plongés dans un trip sensoriel, complexe, presque tangible. Dans cet air enfumé et épais, on ressent le gras des comptoirs, les éclaboussures sur les murs, la moiteur des visages, le collant du sol (sur lequel on n’hésite pas à piquer l’un ou l’autre donut qui y serait tombé)… Une atmosphère transpirante de passions et de non-dits, parfaite pour explorer le deuil refoulé d’un prodige aliéné.
White, déjà excellent dans Shameless en gamin populaire de Chicago, continue sur sa lancée de jeune talent à la dérive. Tatoué, vêtu d'un simple t-shirt blanc, déjà iconique (un thread Reddit lui est d'ailleurs dédié, Carmy et son look de fuckboy tourmenté a enflammé la toile anglophone cet été. Mais comme il le répète constamment en interview, le protagoniste n'est pas défini par sa vie romantique ou sexuelle. Complètement consumé par son amour obsessionel pour la cuisine, ainsi que par un retour aux sources autant sentimental que suffocant, il n'existe que dans les confins de son restaurant. Son job est son identité. Mais The Bear évite l'écueil de l'artiste romantique torturé. À la place, il propose une étude de personnage nuancé, enrichie par les caractères marqués de la «famille». Tous les membres du staff ont quelque chose à apporter: Marcus, Tina, Sydney, Fak et Richie… Même Gary et Manny, plongeurs, ont leur moment sous les projecteurs. Et c'est dans une chorégraphie palpitante, quasi en huis clos, ques se révèlent les personnalités et les jeux pernicieux d'un système plus que brutal.
Joanna Calo et Christophe Storer, showrunners de la série, créent un rythme effrené et addictif, contrebalancé par des moments suspendus dans le temps (on pense au mémorable monologue du dernier épisode). Un timing au millimètre, mêlant humour et existentialisme, pas surprenant vu leurs parcours: sur Bojack Horseman et Hacks pour l'une, en collaboration avec de grands noms du stand-up US nouvelle génération pour l'autre (Hasan Minaj, Bo Burnham, Ramy Youssef). Entre la chaleur pesante des fourneaux et le froid piquant de l'hiver nord-américain, la réalisation est précise, directe, immersive.
Le plan-séquence du septième épisode le prouve clairement : une valse à couper le souffle dans l'oeil du cyclone d'un service chaotique. Mais The Bear n'hésite pas non plus à faire dans l'abstrait avec quelques séquences stylisées qui apportent une dimension surréaliste au mal-être de Carmy. Plus étonnante est l'utilisation de fondus et surimpressions saupoudrés avec parcimonie dans les scènes de cuisine: un choix ‘vintage’ osé, en rien kitsch qui constitue, contre toute attente, les moments les plus sensuels de la série. Le résultat est tout autant anxiogène que fascinant et intimiste.
Hormis le clin d'oeil furtif à la réalité post-Trump et post-Covid, The Bear s'abstient de commentaires politiques explicites. Et c'est tant mieux. La plaie est encore fraîche. Faire dans le moralisme ou le pathos misérabiliste aurait été de mauvais goût. Contextuellement, la série est clairement ancrée dans le présent, mais a une portée fondamentalement universelle et intemporelle. Ce sont des tranches de vie menées par des personnages forts et une mise en scène sous haute tension. Et ça fonctionne. La série est déjà officiellement renouvelée pour une deuxième saison. Yes, chef.