Théâtre et politique (4)
À l’École des maîtres, de jeunes comédiens de plusieurs pays d’Europe expérimentent pratiques et langages théâtraux sous la houlette d’un metteur en scène renommé. L’édition 2015 était placée sous le signe du Capital.
Cet article s’inscrit dans un cyle sur les rapports entre théâtre et écriture non fictionnelle. Vous pouvez relire l’introduction , le premier , le second et le troisième article sur Karoo.
« Prendre la notion de Capital, ou le discours sur son essence, comme matériaux de représentation, de la même manière que la mythologie et ses archétypes ont été utilisés dans le théâtre antique » : tel était l’objectif l’édition 2015 de l’École des maîtres. Chaque année depuis 1990, ce cours de perfectionnement théâtral réunit des comédiens européens de moins de trente-cinq ans déjà actifs sur la scène professionnelle. Cet été, vingt artistes de Belgique, de Croatie, de France, d’Italie et de Slovénie ont travaillé avec le metteur en scène croate Ivica Buljan autour de l’ouvrage de Thomas Piketty, le Capital au XXI e siècle . Dans le courant du mois d’octobre, un « cours ouvert » s’est tenu dans une ville de chaque pays participant, donnant à voir quelque chose comme une étape de travail, avec des débuts d’enchaînements mobilisant tout le groupe sur le plateau et des contributions plus individuelles.
Le 20 octobre, les comédiens ont exposé leurs ébauches à la Raffinerie à Molenbeek. L’événement avait un peu tourné sur Facebook, mais les amis et anciens devaient être majoritaires dans l’assistance. Entre la composition du public et la forme inaboutie, la séance avait un côté fancy fair de haut niveau ; pourtant, comme spectatrice arrivée par hasard (ou plutôt alléchée par le thème), j’ai passé un excellent moment. Il faut dire que le théâtre contemporain a habitué le spectateur à l’exposition de ses propres ficelles ; la disparition de la limite entre la scène et les coulisses ne surprend plus, pas plus que l’irruption d’imprévus. Cela aide probablement à goûter au plaisir de voir simplement jouer ces comédiens, en bonne partie excellents, qui semblaient d’ailleurs y prendre un pied intégral.
Le défi était pourtant de taille : jouer dans une langue étrangère à tous, l’anglais, sur base d’un texte d’une aridité qu’on ne trouve guère qu’en économie. En effet, le Capital au XXI e siècle , succès d’édition aussi bien en France qu’aux États-Unis, ce sont 976 pages de développements complexes sur les mécanismes de répartition des richesses au sein du capitalisme contemporain, à grand renfort de calculs impliquant des variables désignées par des lettres grecques. Plutôt indigeste. En lisant le programme, je me suis d’ailleurs demandé : pourquoi Piketty ? En plus d’être ardu, son livre a été critiqué comme étant finalement très compatible avec l’ordre établi : s’il déploie un arsenal de chiffres dont on peut difficilement contester le sérieux, les propositions politiques qui y sont dressées ont pour objectif de réduire les inégalités sans jamais, d’après ses détracteurs, s’attaquer à leur cause, c’est-à-dire le capitalisme. Des réserves du genre ont été formulées par certains des participants dans leur intervention. Piketty n’était d’ailleurs pas un passage obligé pour eux ; certains ont plutôt travaillé sur Pasolini, par exemple.
Mais finalement, c’est dans les moments qui exploitaient directement l’ouvrage de Piketty que j’ai pris le plus de plaisir. Se frotter à la difficulté de s’approprier des éléments qui sont a priori si peu scéniques permet aux comédiens de déployer des trésors d’invention. Un enjeu dans la mise en scène d’un matériau théorique se dessinait dans l’éventail des possibilités présentées : trouver un équilibre entre le pôle « didactique » et le pôle « prétexte » avec, d’un côté, des tentatives d’illustration ou de vulgarisation qui peuvent peiner à décoller du premier degré et, de l’autre, des performances de jeu impressionnantes mais qui n’ont qu’un lien très ténu avec le contenu utilisé. Ici, il y avait de quoi faire dans l’intervalle : un Piketty marionnette à l’accent frenchie , un comédien tout en muscles déchiré entre les parties droites et gauches de son corps, respectivement possédées par les impôts progressif et proportionnel et qui tentaient de s’attaquer mutuellement… Mention spéciale à un prédicateur célébrant la multiplication des pains par le capital, dont la performance m’a paru toucher quelque chose comme l’équilibre que j’ai évoqué. En tout cas, j’attends très impatiemment de voir ces comédiens à l’œuvre dans un projet abouti – je suis sûre qu’ils y injecteront quelque chose de leur passage à l’École des maîtres.