On a tou.te.s quelque chose dont on peut se vanter de l’avoir connu et aimé avant que ce soit populaire. Pour moi, c’est Patrick Masset et sa compagnie Théâtre d’un jour , beaurinois comme moi. Alors forcément, quand j’ai vu que la troupe présentait son nouveau spectacle TINA à l’Aula Magna, j’étais ravie de pouvoir y assister. Une pièce au croisement des arts et des disciplines, pleine d’angoisses kafkaïennes, qui vous transporte dans une répétition oppressante jusqu’à la rupture.
« Nouveau » cirque de sensations
C’est après une formation en philosophie que Patrick Masset crée Théâtre d’un jour. Dès ses débuts et encore aujourd’hui, il repose d’une part sur le croisement et la confrontation des disciplines circassiennes et artistiques – le cirque acrobatique, la musique et le chant, les marionnettes, la littérature, la danse, le théâtre – et d’autre part sur le travail d’écriture qui donne à la pièce une réelle profondeur d’interprétation. Après des spectacles aux succès retentissant tels que L’enfant qui... et Strach – a fear song , Théâtre d’un jour revient avec TINA pour bousculer les codes du « nouveau cirque ».
Ce qui fait la particularité des pièces de cette compagnie, c’est que c’est du théâtre, justement : du théâtre par le biais du cirque. La compagnie est composée d’acrobates de grand talent, mais dont les numéros vont davantage se centrer sur leur effet sur les spectateur·trice·s que leur côté impressionnant ou sensationnel. TINA n’échappe pas à la règle. La pièce est essentiellement constituée de corps emportés dans des mouvements répétitifs, de corps alanguis ballotés d’un côté à l’autre de la scène, de corps prisonniers d’une rengaine dont seules d’infimes variations sont possibles. Les acrobates tantôt se laissent porter, inertes, tantôt montent sur une imposante structure en métal, tantôt hissent au-dessus d’eux de gigantesques perches de bois qui tanguent d’un côté puis de l’autre, les entraînant dans leur mouvement. Une chanteuse lyrique et des musiciens continuent à jouer, imperturbables, alors qu’ils et elle sont déplacé·e·s et manipulé·e·s, parfois carrément balancé·e·s par des forces extérieures. Comble de l’immobilisme, une poupée à taille humaine représentant un vieil homme aux allures paléolithiques qui apparaît et disparaît tout au long de la représentation, qu’on déplace et qui semble contempler, impassible, la représentation et son audience.
Il y a une tension très claire entre des éléments de décors démesurés et des humains impuissants, et entre immobilisme, mouvement répétitif et résistance. Les éléments textuels sont quasiment absents de la pièce – si l’on omet le chant – laissant l’interprétation ouverte au public : pourquoi, de quelle façon les personnages représentés sont-ils inertes ?
« Ce spectacle est une tragédie »
C’est une fois la pièce déjà bien commencée qu’un court texte déclamé survient comme seule piste d’explication à ce qui est représenté. « Les assassins, contrairement à ce que l’on pourrait croire, sont ceux qui restent dans le rang, qui suivent le cours habituel du monde, qui répètent et recommencent la vie telle qu’elle est. Ils assassinent quoi ? Le Possible. » Un extrait du Journal de Kafka – et kafkaïenne, la pièce l’est indubitablement, avec ses mouvements lourds et répétitifs. Et si « suivre le mouvement », littéralement, c’est être un assassin, les interminables balanciers des corps inertes dans TINA prennent une dimension carrément mortifère. Les comédien·ne·s et musicien·ne·s évoluent au sein d’un cadre, qu’il soit cinétique ou plus tangible – comme une cage en métal ou d’autres personnages – qui les étouffe. De cette façon, le spectacle pose une infinité d’interrogations dont les pistes de réponse sont laissées ouvertes au public. Quelles variations, quelle latitude, sont laissées possibles au sein de la structure routinière ? Que signifie aller – littéralement – à l’encontre du courant ? Comment créer le déséquilibre ? Dans quelle mesure n’est-il pas plus réconfortant de rester dans le mouvement qui nous entraîne et, à l’inverse, quels dangers comporte la rupture par rapport à celui-ci ?
Car bien entendu, dans l’univers circassien, rompre avec le mouvement, c’est aussi risquer – ou chercher – la chute. Mais sans élément rupture, un conte en restera toujours à sa situation initiale, une situation douillette, mais mortifère. Au fond, c’est bien dans la chute que se retrouve toute la conception de l’art défendue par Théâtre d’un jour, un art qui n’existe pas sans son caractère subversif.
Étrange, lent, d’une beauté dérangeante, TINA est une pièce qui flirte parfois avec un côté intello mais que j’ai aimée pour son ouverture aux interprétations : Masset parle de lecture « à tiroirs ». Dans tous les cas, il est rafraîchissant de voir sur une grande scène une forme de cirque dépouillé de ses paillettes et de son côté spectaculaire, pour laisser la place à une tragédie dont l’écriture prend des formes nouvelles et transdisciplinaires. Et si, justement, aller voir une telle pièce n’était pas également une forme de mouvement à contre-courant ?