critique &
création culturelle

The Land Is Inhospitable and So Are We de Mitski

Rien au monde ne m’appartient sauf mon amour à moi, tout à moi

Dans l’univers complexe et cinématographique du dernier album de Mitski, The Land Is Inhospitable and So Are We, chaque morceau est une image poétique. Un album sur l’identité, l’altérité, la solitude, transpercé par un rayonnement qui illumine ce paysage émotionnel.

Mitski fait partie de ces artistes qui semblent fortement inscrites dans leur époque, que ce soit dans ses sonorités ou dans ses textes. Au croisement des influences musicales indie, rock, folk, pop, elle a aujourd’hui sept albums à son actif à seulement 33 ans. Une récente explosion de sa popularité, notamment due à des extraits de ses chansons devenues virales sur les réseaux sociaux et de ses performances en première partie d’Harry Styles en 2022, a projeté au-devant de la scène cette autrice-compositrice-interprète qui avait certes déjà son public, mais dans une moindre mesure. The Land Is Inhospitable and So Are We, paru en 2023, semble revenir à un univers assez intime, jouant sur l’étrangeté de certaines métaphores et sur une musique souvent calme, envoûtante, parfois dépouillée.

Cet album incarne un paysage émotionnel à travers des tableaux illustrant des instants d’existence : un insecte pris au piège au fond d’un verre, ailes déployées comme un ange ; un train battant la campagne ; un café abandonné, son contenu refroidi témoignant d'un départ ; un gâteau dévoré seul jusqu'à l'écœurement ; un paysage recouvert de givre comme de poussière. C’est dans cette succession d’images que l’album, à travers des morceaux plutôt courts développant chacun une idée cohérente, déploie les nuances d’émotions comme autant de plans de cinéma.

Mitski. Photograph : Ebru Yildiz

C’est donc ce paysage, intérieur et extérieur, ce « territoire » (land) que l’artiste nous invite à explorer malgré cette inhospitalité annoncée. Cet album que l’artiste présente comme son œuvre « la plus américaine ». Pour une chanteuse issue de l’immigration japonaise, on peut comprendre à quel point le rapport à la terre inhospitalière, voire menaçante, peut prendre une place toute particulière. Et ce d’autant plus qu’il s’inscrit dans un contexte tout particulier puisqu’il est écrit pendant et après les différents confinements qui ont immobilisé le monde durant la crise du COVID-19 et dans une période d’instabilité politique et social aux États-Unis, où notamment la montée des extrêmes ébranle les conceptions ce ce que cela signifie, d’être américain·e. Le paysage qui se dessine est hostile, donc, mais d’une hostilité qui ne parvient pas tout à fait à occulter la lumière dont il est baigné. Il est d’autant plus lumineux qu’il est désolé, à mesure que se déploie ce qui traverse et transcende cet album et cette inhospitalité : l’amour dont il est baigné.

Quel thème bateau que l’amour. Et pourtant, Miski réussit à lui donner une profondeur toute particulière en le faisant passer par différents prismes qui lui donnent dans les différentes chansons une couleur toute spéciale : l’amour tantôt par les origines, par l’aliénation, par la solitude. À des thèmes plutôt sombres, l’amour est à la fois une échappatoire et une façon d’accepter la noirceur et de lui donner une beauté nouvelle.

The Land Is Inhospitable and So Are We s’ouvre sur un morceau à la musicalité très simple, avec une guitare sèche marquant un rythme berçant. « Bug Like an Angel » est la chanson qui m’a le plus marquée de cet album par l’imagerie étrange qui s’impose dès les premiers mots (un insecte collé au fond d’un verre qui, de cet angle, ressemble à un ange). On est rapidement happé·e par cette musique calme, fredonnée, presque murmurée, au rythme rompu par un chœur arrivant par surprise à la fin du premier couplet. C’est un morceau au vocabulaire un peu enfantin, naïf, qui parle d’addiction, de faire face aux conséquences de choix passés et d’héritage familial avec tristesse mais pas sans tendresse.

As I got older, I learned I'm a drinker

Sometimes a drink feels like family, family

« Bug like an angel »

La thématique des souvenirs reviendra plus tard dans cette exploration du territoire inhospitalier de l’album, par exemple dans le morceau « When Memories Snow » dans lequel le personnage semble incapable d’échapper à un passé qu’il essaie de refouler.

When memories snow

And cover up the driveway

I shovel all those memories

Clear the path to drive to the store

And when memories melt

I hear them in the drainpipe

Cette fois, le ton est moins indulgent envers ce passé qui semble peser sur une identité aliénée du personnage toujours confronté au poids de sa mémoire, au fait de n’être que l’agrégat de différentes personnes, différentes expériences (« Listenin' to the thousand hands / That clap for me in the dark »).

L’histoire qui se développe dans l’album, c’est précisément une identité, celle de l’artiste, celle de l’auditeur·ice qui voudra bien se prêter au jeu. C’est un personnage immobile contemplant le monde qui l’entoure, sa beauté et ses failles, et les retrouvant en lui-même et découvrant à quel point tous les détails de ce territoire, des personnes qui le traversent, s’inscrivent de façon permanente et inéluctable dans son intériorité. Et dans cette exploration, l’identité américaine est une thématique centrale : ce que signifie « être américaine » en tant que nippo-américaine d’une part, mais aussi dans une nation elle-même fragmentée et multiple dans son essence. Ainsi, l’identité est ébranlée par cette question d’appartenance à l’Amérique, ses mythes, son imagerie, ses crises, ses contradictions, ses habitant·e, ses idéaux, ses désillusions.

Fireflies zoomin' through the yard like highway cars

Someone out here burnin' something, kids feelin' alive

Freight train stampedin' through my backyard

It'll run across the plains like the new buffalo replaced

« Buffalo Replaced »

Les désillusions – désillusions amoureuses, désillusions face à un idéal – sont par ailleurs un motif récurrent dans les différents morceaux, en particulier à travers les références au religieux, parfois avec une articulation entre le sacré et le profane. On a déjà mentionné les vers ouvrant l’album, « There's a bug like an angel stuck to the bottom / Of my glass » (« Bug like an angel ») ; dans « Heaven » : « Your low warm voice curses / As you find the string to strike within me / That rings out a note heard in heaven » ; ou encore dans « I’m Your Man » : « You’re an angel, I’m a dog ». On trouve une forme d’aliénation dans ce rapport à un idéal par essence inatteignable, empreint des grands rêves américains et teinté de puritanisme. Et quand ces désillusions concernent l’être aimé, cela se traduit par le récit d’une relation qui n’est vue qu’en négatif, à travers les traces de la présence passée d’une personne qui ne font que témoigner de son absence1.

Now I bend like a willow thinking of you

Like a murmuring brook curving about you

As I sip on the rest of the coffee you left

A kiss left of you

« Heaven »

La solitude fait partie des thématiques centrales de The Land Is Inhospitable and So Are We, particulièrement dans la tension entre sentiment d’isolement et celui d’appartenir à une communauté. Le paysage émotionnel, alors, ramène sans cesse le personnage à ce rapport aux autres ; même dans la plus grande solitude, j’appartiens à un groupe qui me dépasse, puisque l’existence de ces sentiments me rend humain·e. Cela se ressent musicalement, tout particulièrement dans la combinaison tout au long de l’album de certains moments de musique plutôt simple, dépouillée (un solo de guitare sèche, la voix seule de la chanteuse, un piano) et l’intervention d’un chœur et d’un orchestre à d’autres moments.

Now the world is mine alone

With no one, no one

To share the memory of frost

Our the window this morning

After you’re gone

And the house is mine alone

« The Frost »

La solitude devient alors à la fois source de souffrance (« I don’t like my mind / I don’t like being left alone in a room ») et de quiétude (« now the world is mine alone ») puisqu’elle contraint à une certaine contemplation du monde mis à distance.

L’apaisement dans la solitude reste essentiellement fondé sur le rapport à l’autre. Cela nous ramène à cette thématique centrale de l’amour qui illumine l’album, pas tant comme quelque chose qui est ressenti pour un individu, mais un amour en soi qui rayonne de toutes parts sans condition de réciprocité. Dans le morceau « My love Mine All Mine », cet amour submerge le personnage, le transcende, ancre son identité et la dépasse et restaure le lien avec la communauté. Cette chanson amorce une résolution des enjeux de l’album : la terre est inhospitalière, peut-être, mais il lui reste l’amour – envers soi-même, envers l’autre, envers le monde, et c’est pour cela qu’on peut quand même y rétablir un sentiment d’appartenance.

Moon, tell me if I could

Send up my heart to you?

So, when I die, which I must do

Could it shine down here with you?

'Cause my love is mine, all mine

I love mine, mine, mine

Nothing in the world belongs to me

But my love mine, all mine, all mine

Et c’est sur cette note que l’album se termine, avec « Star » où la musique reprise progressivement par un orchestre prend de plus en plus de place, célébrant un amour parti mais toujours présent, lumineux (« That love is like a star / It's gone, we just see it shinin' ») et donnant un sens à toute la souffrance passée (« Isn't that worth holdin' on? »). Et bien entendu, la chanson fermant l’album sur une nouvelle référence à cette terre dont le personnage est roi, roi de l’inhospitalité.

Streets are mine, the night is mine

All my ownHow I love me after you

King of all the land

I'm king of all the land

The Land Is Inhospitable and So Are We, c'est une voix particulière, une expérience d'humanité, un regard singulier que l'artiste vous propose d'adopter. Se laisser emporter par cet univers parfois étrange, parfois cruel, mais lumineux, c'est dévoiler au fil des écoutes des petits fragments poétiques à la sensibilité berçante. Il suffit de se perdre un peu dans ces paysages, que ce soit pour vous l'occasion de découvrir Mitski ou que le territoire vous soit déjà familier, pour être frappé·e par l'espoir qui perce au beau milieu de l'inhospitalier.

Même rédacteur·ice :

The Land Is Inhospitable and So Are We

Mitski

Dead Oceans, 2023