Trois pour le prix de deux
Au temps des reprises et des évocations multiples, la musique s’offre de nouvelles structures à penser. L’une d’elles, le power duo , se présente comme une méthode mêlant efficacité et expérimentations. Petit tour d’horizon.
Voilà déjà un peu plus de deux mois que les Anglais de Royal Blood , propulsés par le groupe Arctic Monkeys, accouchaient de leur album éponyme. Moins de dix jours après sa sortie, Mike Kerr (chanteur-bassiste) et Ben Thatcher (batteur) comptabilisaient plus de soixante mille copies outre-Manche et s’offrait bientôt le consensuel et populaire Grand Journal de Canal +. Le power duo de Brighton, aux accents hard rock et à la rythmique bien calée , s’inscrit ainsi parmi d’autres galettes à double épaisseur sorties cette année : The Physical World de Death from Above 1979, Turn Blue des Black Keys ou encore In Humor and Sadness de ’68. Si la formule à trois est une récurrente dans la machine rock (de Cream aux plus récents Die!Die!Die!), la version couple reçoit des échos plutôt concluants ces dernières années.
De l’intérêt de l’outillage
Depuis les Carpenters et leur pop pianotée, Suicide et son electro-rock surréaliste, Stone et Charden et… L’Avventura , les duos dans la musique rock se sont émancipés, intégrant une frange plus lourde et s’évertuant à épurer les formes du passé. Souvent, ils éveillent le signal d’un retour aux sources (No Age, Blood Red Shoes ou Japandroids) et ce, sans souffrir de leur manque d’effectifs. Pour preuve, le premier power duo qui vous vient à l’esprit s’écrit aisément sur ces lignes blanches. Jack White et sa batteuse de fausse sœur créent l’événement en 2003 avec Seven Nation Army , hommage hard rock tellement efficace qu’il deviendra bientôt un hymne footballistique. L’amour d’une époque traverse les ondes et les artifices du combo minimaliste fonctionnent à merveille. Le riff grave et profond, depuis onomatopée célébrée, est le produit d’une guitare des années 1950, agrémenté d’une pédale Whammy permettant une descente d’octave. L’anecdote surprendra d’ailleurs The Edge et Jimmy Page (rien que ça), le temps d’une rencontre documentaire entre les trois lascars.
Bien qu’elle symbolise une tendance, prolongée par les Black Keys, la fratrie imaginaire n’est précurseur ni par son statut ni par ses artifices sonores. En 2012, le guitariste-chanteur Scott Lucas réaffirme au magasine Music Radar l’importance des pionniers (comme le rockabilly des Flat Duo Jets), leur recours aux structures du blues, tout comme la volonté de s’en écarter. Son groupe Local H. , power trio devenu duo en 1993, aurait tenté le grand écart en s’imprégnant d’un son toujours plus lourd, entre hard rock et métal hurlant. Si la blue note ne disparaît pas tout à fait, jouer comme quatre à deux devint possible.
Ainsi, malgré une étiquette de copie grunge , leur deuxième album As Good as Dead (1996) surprend par ses sonorités distinctes de basse et de guitare alors même qu’aucun bassiste n’est crédité sur la pochette.
Pour l’anecdote, le guitariste expliquera qu’il est parvenu à construire une gratte hybride, plus proche d’un monstre à double face qu’à deux têtes. Sur les deux cordes graves, des micros (ou pickups) de basse chevauchent ceux de la guitare classique et se taillent un ampli personnel pour la route. Inutile de rappeler que les possibilités qu’offrent les variétés de pédales ou d’amplifications mènent aussi vers de plus grandes expérimentations. Après le grunge, rares sont les styles qui ont échappé au groupe : Hallelujah!, I’m a Bum , leur dernier opus, s’accapare même les traits d’un album concept.
Plusieurs voix vers l’harmonie
Le bricolage d’un grammairien des cordes ne suffit pourtant pas à provoquer bougeotte et danses agiles. D’autres cordes, vocales cette fois-ci, relèvent souvent le jus électrique. La voix devient un troisième instrument autoproclamé. Son entité se voit modulée, torturée ou simplement doublée, en mode chorale pour la complexité (voire en hommage à Brian Wilson ?). Sans fioritures, l’espace sonore se remplit d’harmonies, de « lalala » pop-rock ou de « oi oi oi » punk, dans un mimétisme d’air festif. L’objectif : trouver une signature vocale et s’assurer une reconnaissance . En 2008, un certain Zack de la Rocha spécule à l’excès sur cette denrée rare. Chanteur exfiltré de Rage Against The Machines, Zach décide de s’associer au batteur Jon Theodore (Mars Volta, QOTSA) et de former One Day as a Lion. Les mains sur le synthé, le révolutionnaire use politiquement de son micro et compte sur notre inconscient collectif pour acquiescer en cœur. Rien à faire : ça ne prend pas. Exalté par des gimmicks répétitifs, le duo tire sur la corde des souvenirs. Aux dernières nouvelles, il crie dans le désert depuis 2012.
Alors quand la concordance s’étiole, on comprend mieux qu’un power duo réclame plus qu’une panoplie de super guitar hero et un souffle au timbre détonnant. Certes, la rythmique percute les pistes, les guitares s’envolent et l’uppercut nous réveille de notre écoute du dernier Pink Floyd . Certes, il existe des combos basse-batterie (Royal Blood, Death From Above 1979) ou clavier-batterie (21 Pilot), un brin plus exotiques mais toujours aussi efficaces. Mais où s’opère réellement la magie du duo ? Et si la véritable harmonie se trouvait dans la confrontation ? En raison notamment de la bonne visibilité de chacun des musiciens mais aussi de leur interdépendance, les power duos nécessitent une complicité de fer ou un goût masochiste pour les consensus.
Partant de cette constatation, Greg Kot, critique au Chicago Tribune , construit une théorie sur le duo le plus célèbre de l’histoire de la musique. Dans The Beatles vs The Rolling Stones , il décrit le jeu de revanchards qu’entretenaient les amis d’enfance John et Paul. Si l’un écrivait Strawberry Fields , l’autre composait Penny Lane . Leur partenariat créatif relevait selon lui plus d’une compétition que d’une collaboration. Ce point de vue sur la complémentarité se révèle très stimulant s’il s’applique à une formation à deux têtes, deux électrons libres, prêts à tout pour exister, aussi bien que pour persister.
Et à tous ceux qui douteraient encore de la créativité animale qui s’ensuit alors, une synchronisation vaut mieux qu’un long discours :
En définitive, à une époque où la quête de la nouveauté semble aussi crédible que celle du Graal, un binôme pétaradant nous rappelle un précepte limpide: le rock ’n’ roll reste une musique qui fonctionne à l’instinct , dans les ébats sincères plus que dans les délires de sens.