Un feuilleton analytique en 9 épisodes sur la série TV mythique Twin Peaks , centré sur la sortie de la très controversée saison III quasi trois décennies après le big-bang initial… et conçu sous forme d’échanges entre le poète/performer Vincent Tholomé et le romancier Philippe Remy-Wilkin .
Épisode 7.
Vincent : (…) revenir, d’abord, sur cette idée : le fait que, peut-être, un des sujets de TP III , c’est nous, spectateurs, spectatrices. Profiterai de l’occasion pour tirer, en filigrane, des conclusions – provisoires, bien sûr – des hypothèses avancées dans plusieurs épisodes précédents. Terminerai notre feuilleton, dans le prochain épisode, par le récit très perso mais signifiant quant à tous nos échanges – enfin : j’espère qu’il sera signifiant ! On est dans TP ! Tout est possible ! Possible que ça laisse en plan lecteurs et lectrices potentielles ! Pas vrai, Phil ?
Allez, vamos ! C’est parti !
Planter le décor, d’abord. On vit une époque particulière. Les écrans sont entrés dans nos vies. Nous accompagnent partout. Nous les compulsons tout le temps. N’imaginons plus vivre sans eux. On les consulte pour s’informer, suivre les infos, suivre les amis, donner de nos nouvelles, trouver nos routes, etc. On les regarde aussi, si l’on est gardien, pour surveiller. Qu’y voit-on sur ces écrans ? Des fictions, bien sûr. Des bouts de vies quotidiennes aussi. Nos contemporains et nous-mêmes nous mettant en scène. Nos inventions. Nos misères. Le monde d’ en-haut, politique ou économique, comme il va. Des articles. Des opinions. Etc. Flux continu d’images, de textes et de sons qui nous emportent, nous distraient aussi de nos vies sans écrans ou nous y font revenir mais chargés, chargées, d’autres choses. Etc. C’est comme ça que nous passons, de nos jours, dans l’espace et le temps.
C’est dans cette époque-ci, la nôtre, que TP III apparaît. Pas il y a 25 ans. Pas il y a 50 ans. Faire des spectateurs/spectatrices un des sujets de la saison III nécessite, à mon avis, de tenir compte de ce contexte, d’intégrer la fiction qu’est TP dans ce décor, dans le rapport que nous entretenons, quotidiennement, fin de cette décennie, avec les écrans et les images. Lancer, alors, quelques pistes – aller plus loin que de pointer ces pistes nécessiterait des pages et des pages, Phil, tu ne m’en voudras pas d’en rester à quelques généralités.
On pourrait s’amuser, ensuite, à repérer dans TP III les références subtiles à notre monde d’écrans – je dis « subtiles » parce que TP ne les met pas directo en scène, dans la fiction, n’en fait pas forcément le moteur qui fait avancer le récit. Il y aurait ainsi la surveillance vidéo de l’« aquarium » (on en a déjà parlé, largement, dans un épisode précédent), il y aurait encore le fait que les scènes sont étirées dans le temps, nous donnant l’occasion, si nous y sommes sensibles, de voir, regarder, entendre, autre chose que le « fil narratif » (pas besoin d’y revenir, je pense), il y aurait aussi le fait que nous voyons les persos traverser des bouts de leurs vies quotidiennes, comme dans une télé-réalité en somme (déjà pointé aussi), il y aurait encore le docteur Jacoby, ce demi-dingue, lançant en direct ses diatribes commerciales, grotesques et glaçantes sur le web, depuis sa petite cabane en planches pourries, comme n’importe lequel d’entre nous pourrait le faire depuis chez lui, chez elle. J’imagine qu’il y aurait aussi d’autres choses à pointer mais, bon, voilà, en tout cas, ce qui me vient spontanément à l’esprit en cherchant rapido quelles références à notre monde d’aujourd’hui sont présentes, mine de rien, dans TP III .
Quelles conclusions, provisoires bien sûr, tirer de tout cela ?
Peut-être celle-ci d’abord : TP III et son rythme lent fonctionnent à l’exact opposé de nos consommations effrénées d’images et des sons, de fictions et d’histoires vraies. Nous proposent un dispositif et un rapport à l’image complètement différents de nos relations quotidiennes aux écrans. Ce qui surgit, peut surgir – pour peu qu’on soit sensibles à ce ralentissement, ne peut être qu’une expérience singulière, un truc-machin-chose particulier à chacun des regardants de TP . Un truc-machin-chose n’ayant du sens que si chacune des regardantes prend part activement à l’invention de ce sens.
Ensuite, ceci peut-être : dans nos désirs d’écrans et d’images actuels, notre rapport à la fiction, notre besoin d’être pris par la main, de nous identifier ou de vibrer pour des persos attachants ou répugnants, etc., ont bien sûr toute leur place. Les écrans et les histoires qu’ils proposent nous sidèrent. Nous aimons les illusions qu’ils nous proposent. TP III nous frustre sciemment. Ses créateurs ont décidé de nous décevoir – en partie en tout cas : TP reste une fiction jouant avec les codes de la fiction, jouant de la fiction –, ont décidé de ne pas répondre pleinement à nos attentes de regardants, de consommatrices d’images. Pourquoi ? Aucune idée. Peut-être, pourtant, avancer ceci, si je veux aller jusqu’au bout de mes hypothèses : TP III est un dispositif visant à nous désillusionner, à créer en nous, spectateurs, spectatrices – pour peu, à nouveau, que nous y soyons sensibles –, un espace et un temps autres que ceux dans lesquels nous baignons au quotidien, autres aussi que ceux dans lesquels nous aimons nous trouver en consommant des fictions. Espace et temps propres à chacun. Comme si TP III avait parié, en somme, sur un dispositif – qui marche ou ne marche pas, peu importe – visant à nous sortir de nos habitudes, de nos addictions aux écrans, au flux continu de récits dans lesquels nous baignons.
Immense paradoxe de TP : nous inviter à nous désillusionner, à sortir de nos addictions aux écrans et aux fictions, à inventer nos propres sens et significations mais le faisant au travers d’une fiction de 18 heures, ou plutôt : d’une expérience de 18 heures ! En tout cas, personnellement, j’aurai traversé ces 18 heures comme on traverse une expérience, comme on vit une expérience. La différence entre vivre TP III comme une fiction et vivre TP III comme une expérience ? Eh bien, peut-être que ce serait quelque chose de similaire à la différence entre manger et manger en pleine conscience. Manger, tu le fais machinalement. Manger en pleine conscience, tu prends la peine, pour une fois dans ta vie, de faire attention à tes mâchoires, aux saveurs, à ta salive, à comment tout se passe dans ta bouche, à comment tu portes ta fourchette à ta bouche, à comment tout se mêle dans ta bouche, etc. Ça ralentit furieusement le repas. Ça ralentit furieusement le tempo. C’est faire de manger une expérience tout autant qu’un acte de consommation. C’est faire de chaque repas une expérience unique. Et si nous goûtions chaque scène de TP III en pleine conscience, comme une expérience unique où nous serions renvoyés à nous-mêmes, à nos sensations, à nos pensées, à ce qui nous traverse pendant que nous regardons l’affaire ? Non non, Phil, cette hypothèse de pleine conscience n’est peut-être pas qu’hypothétique : l’ami Lynch pratique, d’après ses dires, la méditation transcendantale depuis 1974. D’après ses dires toujours, la découverte de la méditation aurait bouleversé sa vie. Aurait été l’une des expériences les plus intenses de sa vie. Que visent, globalement, les méditations – qu’elles soient zen, transcendantales ou autres – ? Une sortie, toute provisoire, du bavardage infini, du flux continu de nos pensées. Un ralentissement, voire un arrêt très fragile, de ce flux. Pour qu’un silence, très relatif, se fasse en nous. Pour que, dans ce silence, autre chose, mais quoi ?, surgisse.
Et si TP III avait alors été conçu comme une gigantesque méditation, visant à créer du silence en nous ? Diable ! Et si TP III était une vaste machinerie de gourou ? Cherchant à nous hypnotiser, à nous rendre addict au silence, à nous rendre addict à nous-mêmes alors que, dans le même temps, cette machination chercherait à nous désintoxiquer de notre rapport aux images. Nous intoxiquant, en somme, pour nous désintoxiquer. Quel paradoxe, à nouveau !
Phil : De fait, Lynch évoque la méditation dans diverses interviews disponibles sur le Net. De fait, je suis convaincu que ça peut influer sur son travail, peu ou prou.
Mais je reviens d’abord un peu en arrière, à ta comparaison avec le « manger en pleine conscience ». Est-elle si adéquate ? Manger en pleine conscience, comme un gastronome, un gourmet, comme… prôné en diététique, c’est-à-dire en tentant de savourer le moindre aliment, la moindre saveur, le moindre parfum, la moindre bouchée, c’est un idéal qui vaut la peine, pour la santé et le rapport au vivant, ne pas subir mais vivre. Mais. Dans le cas de nos épisodes, de nos scènes, je ne vois pas en quoi une tentative de dégustation approfondie mènerait à découvrir une réussite ponctuelle exquise. Si tu prends une scène avec Audrey Horne et la laisse descendre lentement en toi, il n’y aura pas les trésors à décrypter dans un grand crû qui distille ses divers niveaux de goût. Du coup, je songe à un immense cinéaste qui a lui aussi osé étirer le temps et tromper nos attentes, Antonioni. Eh bien, là, je vois des scènes qui correspondraient tout à fait à ta comparaison. Mon fils m’a un jour fait une réflexion que j’ai trouvée très pertinente : « Monica Vitti, je pourrais rester une demi-heure à la voir se brosser les dents et vaquer à sa toilette, c’est de l’Art… filmée par Antonioni. » Dans La Notte ou L’Avventura , il y a de ces moments gratuits, faussement gratuits sans doute, qu’on peut savourer indépendamment du Grand Tout narratif. Mais c’est à cause d’une l’alchimie entre la caméra de l’un et la gestuelle, la beauté, le talent de la comédienne. Une scène avec Audrey n’est pas du même acabit. Du tout.
Détail ? Je le concède, on parlait d’une image et je suis plus sensible à ton évocation de la méditation, d’une machinerie/machination. Tu as sérieusement éveillé mon intérêt et je vais creuser sur le Net.
Vincent : Avant de te laisser plonger dans l’océan du Net, j’aimerais préciser deux choses. Revenir, tout d’abord, sur cette notion de « pleine conscience », sur comment je la perçois. Tu dis, toi, qu’il s’agit de savourer les aliments, goûter les saveurs. Moi, je dis : il s’agit aussi de prendre conscience de comment fonctionne tes mâchoires, ta salive, etc. Bref, il s’agit aussi de prendre conscience de comment fonctionne ton corps. Si tu transposes ce principe à la vision d’un film ou d’une série, cela donne : être renvoyé à soi, à la façon dont, individuellement, on consomme les images, les récits. Pas étonnant, dès lors, que le ralentissement chez Antonioni ne fonctionne pas du tout pareil au ralentissement chez Lynch : je ne crois pas, en effet, que Lynch cherche à nous faire « goûter » toute la saveur d’une scène, je ne crois pas non plus que Lynch cherche à nous montrer toute la beauté du monde ou toute la beauté d’un geste, d’un lieu, d’un jeu de comédiens ou la plastique parfaite d’un acteur ou d’une actrice ( Phil : Lynch était réputé pour sa galerie d’actrices jadis ! Je me souviens d’un article du Télé-Moustique il y a vingt ans sur le sujet et je viens de revoir Mulholland Drive , dont on entend souvent dire qu’il est le dernier grand/bon Lynch, la plastique des comédiennes y est utilisée comme un atout majeur !). Bref, quand j’entends ce que tu dis à propos de cette « pleine conscience », je me dis qu’on fonctionne, toi et moi, de façon très différente devant la « consommation » d’un film, d’une série – et probablement aussi d’un livre – : face à toi qui attends, me semble-t-il, en fin gourmet, de consommer de belles choses, des scènes, des mots qui aiguisent ton plaisir d’esthète et te procurent une belle joie ( Phil : Pas que, Vincent ! J’aime aussi être bousculé, renversé, décontenancé, interrogé), j’ai plutôt l’impression d’être un petit vieux maniaque, obsédé par comment ça se passe pour lui ( Phil : un réflexe d’ingénieur, Vincent !), obsédé par les effets des scènes, des images, des fictions, mesurant, à tout bout de champ, les capacités d’un bout de film à déclencher la vaste machinerie qu’est son cerveau de détraqué !
Bon.
À toi de jouer, maintenant : tes recherches sur le Net.
Phil : Mes premières découvertes m’amènent vers le contrepoint. Si Lynch descend profondément en lui-même, plonge dans l’océan de ses fantasmes, se laisse dériver, se reconcentre, explore l’image qui se cache sous l’image, tout ça, ça nous mène où ? A ce que le créateur, à un autre moment, utilise le fruit de ses plongées en dehors du canevas global de la série, de la saison, il utiliserait alors son média comme un exutoire de ses fantasmes, dans une dérive égocentrique qui a peu à voir avec la satisfaction du spectateur.
Que ce décousu crée un espace immense dans lequel le spectateur erre ou peut respirer, rêver, s’endormir… je veux bien mais est-ce une intention et quand bien même… n’y a-t-il pas d’autres moyens moins onéreux (qu’un coffret DVD) ou meilleurs pour la santé (comparer 18h d’écran avec une méditation en forêt) ?
À noter que cet aspect a été l’objet de polémiques, on a comparé Lynch à Tom Cruise, il s’est défendu en arguant de la différence (immense, il est vrai) entre la méditation et la scientologie.
Vincent Tholomé et Phil RW
Twin Peaks IIIVisions croisées