critique &
création culturelle

Des Chimères déconcertantes

Le Comité a présenté en décembre 2023 Chimères, une pièce de théâtre courte et moderne créée par Astrid Akay, Marie Bourin et Victoria Lewuillon. Les trois actrices nous racontent, avec humour et légèreté leurs recherches, au Mexique, sur un ptérodactyle.

Astrid Akay, Marie Bourin et Victoria Lewuillon sont co-fondatrices du collectif d’artistes le Comité et Chimères est leur première création. Toutes les trois ont participé à l’écriture et à l’interprétation de la pièce. Elles y jouent leurs propres rôles pour nous raconter les recherches sur un ptérodactyle à partir des notes d’un explorateur belge, qui n’est autre que l’oncle de Victoria. Avant de mourir, l’explorateur demande à sa nièce de poursuivre sa quête. On se retrouve ainsi au cœur du Mexique, où l’on découvre que, selon les dires des habitants, le ptérodactyle est en fait la Llorona, une femme fantôme qui pleure jusqu’à aujourd’hui la mort de ses trois enfants, noyés par un conquistador espagnol.

En entrant dans la salle, les trois actrices sont sur scène et nous regardent. Astrid brise le silence : « Avant de commencer, j’aimerais vous poser une question, mais elle est un peu indiscrète. Je crois que je ne vais pas vous la poser finalement. » Le public se rendra compte seulement à la fin, au moment où Victoria répète cette même phrase, que tout commence par celle-ci. D’autant plus troublant, la scène ressemble à celle prévue pour une conférence : une table, un fond blanc, une bouteille d’eau, des micros et des feuilles. Chimères est une pièce courte, d’une heure, au décor minimaliste, ce qui peut être déconcertant pour les habitués d’un théâtre plus classique. Et de fait, tout au long du spectacle, on est un peu perdu et on se demande si c’est une œuvre improvisée.

Mais, petit à petit, Astrid Akay, Marie Bourin et Victoria Lewuillon réussissent à nous extraire de la salle de conférence et à nous envoyer en plein milieu de la forêt mexicaine grâce au son et à la mise en scène. Le son est propulsé à chaque coin de la salle afin de faire voler le ptérodactyle tout autour de nous, tandis que la table de conférence s'est transformée en lac d’où la Llorona ressort pour pleurer ses enfants sous la pluie. Grâce à ces mystères et la mise en scène, nous voilà obligés en effet de nous ancrer dans le présent et de faire attention à chaque détail.

© Pierre-Yves Jortay

C’est lors de la mort de l’explorateur qu’on commence à comprendre où on essaye de nous emmener. La pièce souhaite en effet déployer un message de sensibilisation au sujet de la colonisation et de son influence sur les rituels accordés aux défunts. Les morts continuent à faire partie de la vie des vivants en laissant une marque de leur existence, et Chimères insiste sur le fait qu’il faut prendre le temps de témoigner du respect en écoutant ces traces du passé. À plus forte raison, pour les pays colonisés , dont certains historiens résument la naissance de ces nations par leur colonisation sans prendre leur héritage en compte. Le ptérodactyle reflète ce point de vue occidental sur les drames et les légendes du Mexique. Une femme qui perd ces enfants lors de la colonisation tombe dans l’oubli afin devenir un oiseau préhistorique pour un exploration belge.

Astrid, Marie et Victoria abordent ces deux puissantes thématiques grâce au chant, à la danse, à l’humour et enfin à l’utilisation du décor. Elles utilisent des jeux de mots percutants (les conquistadors deviennent « les cons qui s’adorent »), ainsi que des lanternes de lueurs mauves symbolisant la mémoire des défunts, qu’elles déposent au sol au fur et à mesure de l’histoire. Leur discours est également rempli de phrases très crues (« les pays colonisés sont nés d’un viol » ou « la colonisation n’est pas une histoire du passé »). Leur narration a réussi à sensibiliser le public avec humour et légèreté.

Chimères est particulièrement immersif. D’ailleurs, à plusieurs reprises, les artistes interpellent directement le public, qui se voit doté d’une place particulière dans ce spectacle. Par exemple, c’est à lui qu’on demande de choisir le nom et le prénom de l’explorateur parmi les noms les plus courants en Belgique. Il y a la volonté de transmettre un récit, mais surtout de nous réaliser la place que nous occupons dans cette histoire. Car cette histoire parle de nous : nous faisons tous partie de l’histoire de la colonisation, en tant que descendants des colonisateurs et/ou des colonisés.

Une heure de plaisir intelligent, donc, où l’on voyage entre la Belgique et le Mexique, en compagnie de trois actrices talentueuses. À travers le chant, la danse et l’humour, on prend le temps de réfléchir sur notre propre place dans ce récit et sur certaines légendes. Prenons-nous assez de temps pour écouter toutes ces traces du passé ?

Chimères

Astrid Akay, Marie Bourin, Victoria Lewuillon / Le Comité

Écriture et jeu : Astrid Akay, Marie Bourin, Victoria Lewuillon - Regard sur la dramaturgie : Adeline Rosenstein - Regard sur le mouvement : Ivan Fatjo – Regards extérieurs : Marcelle Bruce, Thymios Fountas - Arrangement musical / répétition chant : Sami Dubot - Scénographie et cosutmes : Cee Füllemann - Création lumière/Régie général/Plomberie  : Nicolas Marty - Régie son et vidéo : Théophile Rey - Création sonore : Thyl Mariage, Théophile Rey - Photographie : Pierre-Yves Jortay, Ours Blanc Studio Prod

80 minutes