C’est vous, ça vous ressemble, mais ce n’est pas vous. Ou si c’est vous, c’en est une version diabolique.
Figure du folklore populaire, le doppelgänger hante depuis longtemps déjà les salles obscures. L’idée qu’une personne malfaisante puisse nous ressembler en tout point est en elle-même terrifiante, et l’histoire du cinéma est jalonnée de réalisateurs qui l’ont explorée, de Robert Wiene et son Cabinet du docteur Caligari jusqu’à David Lynch et ses œuvres cauchemardesques, en passant par Rod Serling et la série d’anthologie The Twilight Zone.
Il n’est donc guère surprenant que Jordan Peele puise dans un terrain si fertile pour son nouveau film, Us . Étudiant assidu du genre horrifique, le réalisateur et comédien avait fait événement il y a deux ans avec Get Out, une variation diabolique de Devine qui vient dîner qui convoquait la Quatrième Dimension pour mieux s’attaquer au racisme ambiant en Amérique. Il nous revient avec un deuxième film thématiquement foisonnant, où la dualité du doppelgänger est source de frayeur, d’hilarité et de réflexions vertigineuses.
Friand des entrées de jeu sonnantes et trébuchantes, le cinéaste nous emmène presque immédiatement dans le lieu emblématique des doubles : un labyrinthe de miroirs, situé en bord de plage. C’est dans celui-ci qu’Adélaïde, une petite fille, fait face à son doppelgänger, une rencontre terrifiante qui la marque profondément, et hante le film tout du long.
Lorsque nous la retrouvons trente ans plus tard, en vacances à la mer, la fillette est devenue une femme, toujours perturbée par ce mystérieux événement, mais mère d’une famille en apparence plutôt normale. Son mari est un papa dans le sens le plus sympathique du terme (maladroit mais adorable), sa fille une adolescente accro à son smartphone et son fils un gamin qui se balade avec un masque sur le visage : tous les trois sont prêts à passer des vacances tranquilles sous un magnifique ciel bleu. Leur quiétude, évidemment, n’aura qu’un temps. Une fois la nuit tombée, cette famille assez traditionnelle voit sa maison assiégée par son pendant diabolique : leurs quatre doppelgängers qui, habillés de rouge et armés de ciseaux dorés, sont indéniablement prêts à leur nuire.
De là, Us se transforme en un film de home invasion, confrontant d’un côté nos protagonistes et de l’autre leurs doubles effrayants. Le tableau est saisissant et délicieusement horrifique, nous livrant un reflet dérangeant et dérangé de la cellule familiale. À chaque personnage son alter ego maléfique : le père (Winston Duke) se retrouve confronté à une version bestiale de lui-même, l’adolescente (Shahadi Wright-Joseph) fait face à un sosie sadique, tandis que le plus jeune (Evan Alex) doit faire de son mieux pour échapper aux actes sauvages d’une créature qui, comme lui, est masquée. La situation pourrait être ridicule (et à certains égards, elle l’est), mais elle est surtout angoissante grâce aux performances de chacun, en particulier de Lupita N’Yongo dans ses deux rôles de mère. Yeux globuleux, voix rauque et maniérismes étranges à l’appui, elle livre une interprétation à la fois parfaitement contrôlée et profondément viscérale.
Fort de cette mise en bouche grandiose, Us dévoile une imagerie baroque, qui semble destinée à imprégner durablement l’inconscient collectif. De cette masse de gens qui se tiennent main dans la main à ces costumes rouges qui annoncent à bien des égards la couleur, le film multiplie les symboles et les signes évocateurs et mystérieux. Il est clair que depuis la sortie de Get Out, Peel a gagné en confiance quant à ses talents de réalisateur et son flair visuel semble s’être étoffé. De même, sa mise en scène démontre une vraie maîtrise, refusant les ficelles faciles pour créer l’inquiétude et la tension.
Cette identité horrifique ne signifie pas pour autant que le film est dénué d’humour. Le cinéaste, qui s’était d’abord fait connaître avec la formidable série de sketchs Key & Peele, joue à quelques occasions sur le grotesque de la situation qu’il a créé. Quoi de plus absurde en effet que de se battre contre soi-même ? Quelques répliques savoureuses s’enchaînent, notamment de la part de Winston Duke qui, dans son rôle du père affable, pratique l’art de la vanne et du jeu de mots pourri avec une constance admirable. Mais les rires que Us parvient avec tant d’aisance à susciter ont un prix : l’hilarité fonctionne souvent au détriment de la peur, et le film perd fréquemment en tension là où il aurait été souhaitable qu’il en redouble.
Qu’il s’attaque à nos zygomatiques ou à notre adrénaline, Us ne laisse en tout cas pas indifférent, tant dans sa volonté de provoquer des sensations que de susciter des réflexions. Délaissant les commentaires sur les dynamiques raciales qui avaient participé au succès de Get Out , Peele propose ici une approche qui se veut moins frontale et plus propice à de multiples degrés de lecture. On y verra (entre autres) une allégorie de l’oppression sociale, du déterminisme qui régit nos vies, un conte sur le sentiment d’être un imposteur, la dualité qui nous habite, et toute une série de thèmes et de motifs passionnants, mais dans lesquels il est facile de s’empêtrer — d’autant plus que le film n’est pas avare en explications et en surexplications. Foisonnant d’idées, Us n’a ni la clarté ni la cohérence de son prédécesseur. C’est une œuvre qui s’éparpille parfois et nous perd fréquemment en chemin. Mais s’égarer dans son labyrinthe de miroirs est un vrai plaisir de cinéma.