critique &
création culturelle

Villa

Les femmes au centre d’une transmission collective

Crédit photo : Laetitia Defendini

Villa, magnifique pièce écrite par Guillermo Calderon et mise en scène par Sarah Siré, est une ode à la mémoire collective mais pas seulement : dans cette oeuvre, les femmes prennent leur place et devront s’allier pour choisir ce qu’il adviendra des décombres de la Villa Grimaldi, lieu de torture et d’extermination sous le régime dictatorial de Pinochet. Les actrices, chacune empreinte de leur propre histoire, vont mener le débat avec autant de complicité que de sensibilité.

Au moment où l’on pénètre la salle Daniel Scahaise du théâtre des Martyrs, deux femmes attendent, impatientes, qu’une troisième s’assoie autour de l’immense table présente au milieu de la pièce. Cette table, à la manière du Kintsugi, arbore une immense fissure dorée en son centre. Tout serait déjà presque dit, sans un mot. Sélène Assaf, exceptionnellement actrice ce soir-là suite à l’absence de Sophie Jaskulski, entrera avec force dans la pièce et amorcera les échanges avec un air grave. Dans un premier temps, un vote est organisé : elles devront décider de l’avenir de ce qui fut autrefois la Villa Grimaldi. Ce lieu culturel à l'origine est par la suite devenu le théâtre d’horreurs perpétrées durant le régime de Pinochet et fut détruit au moment du renversement de la dictature. Aujourd’hui, chacune doit décider ce qu’il adviendra de ces ruines ; verra-t-on un musée contemporain ultra moderne y prendre place ou serait-ce l’occasion de reconstruire ce lieu tel qu’il était ? Les une après les autres, elles se toisent du regard avant de déposer leur vote au sein d’une petite urne. Un mot sera inscrit sur l’un des votes : « Marichiweu », « dix fois nous vaincrons ». Ces quelques lettres posées sur papier changeront l’issue de ce vote et amèneront nos trois protagonistes à sortir de leur individualité pour se rencontrer, se connaître et les obliger à prendre une décision collective.

La mise en scène de Sarah Siré nous positionne en tant que spectateur‧rices presque au sein-même de la pièce. Notre présence est parfois suggérée dans les dialogues ; nous prendrons tantôt la place de potentiel‧le‧s visiteur‧rice‧s de la Villa Grimaldi, tantôt nous seront interpellé‧e‧s à la suite d’un argument évoqué. Les déplacements des comédiennes, leur gestuelle nous amènent finalement à nous positionner nous aussi sur la décision à prendre. Chaque Alexandra − c’est ainsi qu’elles se prénomment toutes − présentera à tour de rôle des arguments en faveur de l’une ou l’autre proposition. D’un coup, l’espace s’agrandit, les trois femmes prennent leur place dans la pièce et la table comme seul décor au centre de la salle permet d’accentuer leur présence. Notre regard devient moins central et se déplace au gré de leurs mouvements. Notre respiration devient plus dense, plus ample. La tension bâtie autour de la table à l’ouverture de la pièce prend une autre dimension et s’ouvre ainsi à nous, spectateur‧rices. Petit à petit nous évoluons avec les actrices, le rythme est différent, l’avancée se fait à mesure que les histoires personnelles des personnages se dévoilent. Adjacentes à ces révélations, les exactions sont, quant à elles, révélées au goutte à goutte de manière crues et brutales. L’histoire de cette période est évoquée comme faisant partie intégrante du présent dans lequel avancent les trois femmes. Tel un écho, les traumatismes vécus résonnent durant la construction du récit et paraissent jalonner le futur dans lequel ces femmes tentent de se projeter.

Crédit photo : Laetitia Defendini

L’accent est notamment mis sur la place qu’occupent les femmes, ces femmes, dans la transmission. Qui sont-elles ? Pourquoi ont-elles été choisies pour être ici autour de cette table, à devoir porter une telle responsabilité ? Leur anonymat semble les unifier autour de ce choix. Les Alexandra. Celles qui décideront de l’avenir de cette mémoire, de manière indivisible, à l’unisson. Pourtant, elles finiront par découvrir leurs différents passés et le lourd secret qui les unie. Ce dénouement fait aussi la beauté de l’écriture de Villa, l’accent est mis sur cette sororité et valorise en parallèle les parcours uniques de femmes, pour démontrer l’importance de leur présence dans l’histoire. Avec beaucoup de pudeur et parfois de brutalité, chacune nous livre des bribes de leur vécu au travers de leur discours. Amené de manière touchante, les personnalités sont différentes mais vont, à chaque pas que nous faisons avec elles, se dessiner plus clairement, tandis qu’elles deviennent plus vulnérables face aux autres.

Dans cette rencontre, il y a aussi une tension qui se propage et se maintient. Les dialogues entre les personnages sont secs, parfois hésitants et leur parole suggère régulièrement des non-dits. La plume de Guillermo Calderon nous permet de découvrir avec une grande finesse la complexité de l’être humain, dans la prise de décision, lorsqu’il s’agit d’un sujet aussi saisissant, personnel et fort que la question de la mémoire collective. Quelle va être la bonne décision ? Y en a-t-il vraiment une ? Et si je m’engage sur ce chemin, est-ce que je n’occulte pas une partie du message, une partie du passé ?

Crédit photo : Laetitia Defendini

Cette façon d’amener la question des enjeux politiques et personnels est l’une des forces de cette pièce. La politique n’est jamais clairement nommée comme telle et pourtant elle est omniprésente et s’insinue dans les échanges, les gestes et parfois même, le silence des femmes. L’écriture de l’auteur permet de créer un climat de tension, de suspense, où l’incompréhensible et le paradoxe inhérent à la condition humaine s'imposent et renversent totalement le cours du débat. Par cycle, chacune va être confrontée à ses propres incohérences, nous avec, et relancer les échanges encore et encore sans parvenir réellement à se mettre d’accord. Ce n’est finalement plus le but. Le texte ne cherche pas à juger les choix faits ou les arguments qui sont posés sur cette table mais à ouvrir un espace de réflexion, plus critique, sur la violence à laquelle nous faisons face quotidiennement et à la marge d’action que nous avons tant que faire se peut, de garder une trace de ce vécu, aussi traumatique soit-il, pour ne jamais l’oublier.

Le jeu qu’offrent Sarah Siré, Mathilde Lefèvre et Sélène Assaf est d’une grande justesse. La sensibilité dont elles font preuve nous transporte au sein du débat. Nous nous sentons concerné·es, nous public, et prenons part aux enjeux débattus. Le talent des actrices nous immergent d’autant plus dans ce futur hypothétique et imaginé. Durant les 1h30 de Villa, le ton monte, devient brutal, s’adoucit et finit par s’apaiser. Les Alexandra vont vraiment se voir, s’entendre, hors de toute décision à prendre. La vraie rencontre se fait ailleurs et le silence prend place.

Villa

Texte de Guillermo Calderon

Traduction de Mathilde Lefèvre, Sophie Jaskulski et Sarah Siré

Mise en scène de Sarah Siré

Assistanant à la mise en scène de Sélène Assaf

Avec Sarah Siré, Mathilde Lefèvre et Sophie Jaskulski

90 minutes

Voir aussi...