Vol au-dessus d’un nid d’hommes-oiseaux
Nichée au sein du musée de Louvain-la-Neuve, l’exposition Maja Polackova – Collages sur papier Canson fait parler la couleur, danser les mots et s’envoler les images. Dans le rôle du chef d’orchestre de ce ballet céleste, Maja Polackova , collagiste, illustratrice et plasticienne, nous présente une métamorphose de l’être humain : l’homme-oiseau.
Si l’on ne devait coller qu’un mot sur son œuvre… humain surgirait d’emblée. Propulsé par un geyser. D’une part, l’ humain émaille l’ensemble des collages et tableaux, mettant constamment en scène de petits personnages filandreux qui, bien que souvent dépourvus d’attributs anatomiques (yeux, bouche), semblent nous renvoyer une image poétique de nous-mêmes et de nos émotions. D’autre part, la particule main s’applique parfaitement aux compositions d’une artiste dont les doigts constituent l’outil de travail par excellence et donnent corps aux images fécondées par le regard et nées de l’esprit.
Voyage au royaume du papier journal
Au commencement était la matière. Slovaque émigrée en Belgique dès 1978, Maja Polackova a toujours entretenu une relation particulière avec les journaux. Mais, une fois dans notre plat pays, son affinité se poursuit sous une nouvelle forme, délaissant les mots au profit de l’image ou, plus exactement, confondant mots et images. En effet, ne maîtrisant pas encore la langue française, elle se voit contrainte de porter son attention au-delà du contenu informatif . Sa nouvelle source d’inspiration ? Les lettres en tant que signes. Les couleurs. Les éléments para-textuels. Plongée dans le monde visuel, ce langage universel qui dépasse les frontières culturelle et linguistique.
Une image en mouvement, une scène. Une femme s’empare d’un journal ornant le bureau de son atelier, le parcourt avidement et jette son dévolu sur l’une des pages, le regard aimanté par les couleurs. Munie d’une paire de ciseaux et d’un crayon, elle esquisse un croquis sur la page, pour ensuite le découper. Exhumé, un petit personnage d’une dizaine de centimètres, à la silhouette filiforme , aux traits du visage effacés, à la peau multicolore parsemée çà et là de graphies esseulées, au corps contorsionné et aux mains disproportionnées. Voici, en quelques mots, comment l’artiste accouche de ses personnages.
Le nouveau-né ne crie pas, il est dénué de parole. Il ne bouge pas, du moins pas encore. Il trahit une fragilité tangible, comme en témoigne sa maigreur et sa peau de journal. Précaution est de mise. Une fois sorti du moule, le petit bout d’homme va rejoindre l’humanité, le multiple, la collectivité. De fait, le personnage incarnera souvent le maillon d’une chaîne, et son individualité, juxtaposée aux autres, confèrera une certaine harmonie à l’ensemble.
Comment l’artiste décrit-elle son processus créatif ? Son esprit héberge un cadre référencier qui projette la représentation de l’œuvre fantasmée et aiguille la création artistique. Elle postule la vie indépendante de la main par rapport au cerveau, considérant l’intelligence du geste artistique séparée de l’intelligence réflexive , selon une logique d’osmose entre les yeux du sujet créateur et l’objet de son regard, le journal et ses ressources figuratives.
Danse et envol
Procédant par thèmes, Maja Polackova a réalisé plusieurs de ses œuvres autour de la notion d’ homme-oiseau , une dimension aérienne qui rappelle certaines peintures de J.-M. Folon , non dans la figuration stricto sensu, mais dans l’atmosphère de liberté et d’ élévation poétique qui en émane.
Une douce
musique
s’insinue. Une dynamique qui impose danse et cadence entre tango, valse et pas démentiels, comme si les gestes des bonshommes célestes étaient dictés par un marionnettiste invisible. Selon le chroniqueur littéraire Edmond Morrel,
certains tableaux se lisent d’ailleurs comme des partitions, où chaque personnage se fond dans une note musicale
.
Une brise de vent souffle. Et c’est
l’envol
. Des nuées d’hommes-oiseaux, leurs mains se muant en plumes et ailes, qui incitent l’homme à s’élever, à se déplacer et à voyager vers d’autres horizons de connaissance et de sensibilité. Métaphore de l’art.
Le mouvement , ainsi, est omniprésent mais la dynamique se trouve encore renforcée par la multitude inopinée des couleurs, l’éparpillement de lettres aléatoires et la forme filandreuse des personnages eux-mêmes, qui leur permet de se tordre tous azimuts en mille et une acrobaties vertigineuses.
Pourtant, un contrepoint surgit, engendrant une tension palpable dans l’art de Maya Polackova : l’ immobilisme de la matière face aux mouvements représentés et suggérés, la position expectative de certains personnages aux bras ballants face à l’envolée exaltée d’autres congénères pressés de voltiger hors du carcan du tableau.
Maya Polackova is watching you
De temps à autre, elle greffe un œil sur l’un des visages effacés de ses hommes-oiseaux, renvoyant, volontairement ou non, au regard que le spectateur porte sur l’œuvre d’art, ou à celui que pose l’artiste elle-même sur l’objet de son art ou sur le spectateur. Ce jeu de miroir incessant, phénomène méta-artistique subtil et interpellant, consacre la prépondérance accordée aux images par rapport aux mots, désarticulés et vides de tout message apparent.
Emerge alors de cette ode au mouvement une entreprise de vitalisation du monde , des êtres, des mots, des couleurs, de la matière et des choses, mettant à l’honneur l’une des vertus fondamentales de l’art : transformer l’ordinaire en extraordinaire, l’immobilisme en mouvement, le silence en musique et le néant en vitalité. Ce langage esthétique, aux confins de la peinture, de la danse et de la musique, nous invite à renouer avec le monde de l’enfance, où l’image devance la parole, les sens priment le sens, et l’existence précède l’essence , dans une valse menée par une artiste accomplie.