Voyages sans bagages de Tove Jansson
Quand la sagesse éblouit à la manière d'un coup de foudre
Dans Voyages sans bagages, recueil de nouvelles de Tove Jansson paru pour la première fois intégralement en français aux éditions La Peuplade, douze éclats de vérités jaillissent. Ces gracieux moments de gravité composent « une œuvre de sagesse » finlandaise intemporelle, signée par l’une des plus grandes créatrices du XXe siècle.
Plonger la tête la première dans Voyages sans bagages revient à s’octroyer un aller simple vers l’altérité. On ne ressort pas indemne de ce moment de répit littéraire, où le temps s’arrête pour ressentir avec justesse les manies existentielles des protagonistes, aussi vulnérables qu’entêtés. Dans « Correspondance », les « Dear Jansson-san » débutent une série de lettres envoyées à l’écrivaine en personne. Écrites de la main d’une jeune admiratrice japonaise en quête d’un ailleurs, ces échanges transpirent le rêve et la sincérité : « Alors c’est vrai, on n’a pas besoin de devenir suffisamment vieille, on peut simplement commencer à écrire une histoire parce qu’on le doit, sur ce que l’on sait et ce que l’on ressent ou ce que l’on désire, son rêve, l’inconnu. »
Cet échange annonce subtilement « Le quatre-vingtième anniversaire », celui auquel assiste la petite-fille d’une peintre renommée. D’abord impressionnée par une poignée de convives charismatiques, elle réalise finalement que derrière cette prestance se cache une horde de pique-assiettes… Contre toute attente, ces invités superficiels bercés par leurs débats surfaits délivrent une leçon impromptue : certain⋅es s’évertuent à recréer le réel par des voies artistiques, tandis que d’autres se contentent simplement de l’admirer.
Artisane du rebondissement
Ce n’est pas un hasard si Voyages sans bagages excelle dans le plotwist puisque l'auteure, illustratrice et peintre suédophone Tove Jansson (1914-2001) se distingue par sa carrière surprenante. Réputée pour ses albums jeunesse proches du conte philosophique, elle se fait connaître avec Les Moumines (1945-1965), une lignée de trolls attachants aux traits hippopotamesques. Le succès de cette vallée finlandaise onirique se déploie grâce aux bandes dessinées relatant un univers en phase avec la nature. Enfin, la popularité de la petite famille imaginaire décolle d’autant plus lorsque ces ouvrages sont finalement adaptés en film d’animation japonais à partir de 1999.
Si cette œuvre révèle Tove Jansson à l’international et la propulse en tant qu’icône de la culture finlandaise (et reine-mère de la tribu des Mimounes), n’oublions pas l’artiste féministe et avant-gardiste qu’elle incarne. Caricaturiste engagée durant la Seconde Guerre mondiale, elle n'hésite pas à réaliser près de 500 caricatures dénonçant le fascime. Plotwist, elle accompagnera la signature de l’une de ces prises de position d’un petit troll, promesse de l'échappatoire qui la rendra connue par la suite. Au-delà de son activité artistique et littéraire inspirante, Tove Jansson sera également une des rares personnalités publiques à assumer son homosexualité au sein de la société conservatrice de son époque. Libre et indépendante dans ses choix de vie, elle déposera finalement ses bagages sur une île déserte, à son nom.
L’art de raconter la quête de plénitude
Une chose est sûre, la poursuite d’un havre de paix s'inscrit autant dans son parcours personnel qu’artistique. Cette quête, ainsi que son génie littéraire, atteignent des sommets avec Voyages sans bagages, puisque chaque personnage se débat avec les entraves susceptibles de menacer sa paix sacrée. « Ville étrangère » illustre avec finesse la lutte interne d’un homme en proie à des pertes de mémoires bouleversantes :
« Alors j’étais planté là, à attendre un taxi, une terrible prise de conscience s’est progressivement développée. Si je l’ai d’abord réprimée, elle s’est faite de plus en plus envahissante et, pour finir, il m’a fallu reconnaître la désagréable vérité : j’avais oublié le nom de l’hôtel. Il était parti, complètement. J’ai sorti tous mes papiers et je les ai parcourus, rien. Je les ai étalés sur la valise, sous le lampadaire et je me suis agenouillé pour ne pas louper le moindre petit mot griffonné, j’ai fouillé mes poches encore une fois, rien. »
« L’enfant de l’été », quant à lui, met à mal l’harmonie de sa famille d'accueil avec ses prises de positions moralisatrices et pessimistes. Sans oublier « La mort du professeur de gymnastique », qui aborde la question du suicide de manière oblique, en opposant la voie facile de l’indifférence des un∙es face aux tourments existentiels des autres : « Il était la seule personne que j’ai jamais rencontrée ayant pris ce qu’il voulait faire tellement au sérieux qu’il en est mort ! Et personne ne l’a aidé !... J’aimerais que quelque chose soit aussi important pour moi, que je veuille mourir pour ça ! »
Les morales de l’histoire ?
Ainsi, la puissance de ce recueil de nouvelles radicalement humain réside dans son refus catégorique de céder à la morale. Pourtant, chaque récit délivre une chute philosophique percutante, avec une subtile ironie. C’est d’ailleurs la maîtrise de ce paradoxe qui définit l’amplitude du génie littéraire de Tove Jansson. Les leçons tirées de ses nouvelles ne sont ni conditionnées par la dualité du « bien » et du « mal », ni par les conséquences liées aux actions des protagonistes. La sagesse (presque magique) de Voyages sans bagages s’exprime davantage à travers une série de moments de grâce : un événement, une interaction ou une situation a priori banale pousse les personnages à une prise de conscience majeure. Comme une série d’évidences littéraires, ces déclics profonds pourraient trouver leur équivalent dans les mécanismes habituellement prêtés au coup de foudre amoureux.
Pour parvenir à ces éclairs de sagesse magnifiquement orchestrés (et à la fois si proches de la réalité), Tove Jansson va à l’essentiel : chaque mot est intelligemment pesé, chaque scène est porteuse de sens. Au fil des pages, la talentueuse autrice parvient à extraire l’absurdité de notre monde pour redonner du souffle à nos trajectoires humaines. Elle permet ainsi aux lecteur⋅ices de se saisir d’une double lecture libératrice : s'enivrer du sens caché dans les détails de Voyages sans bagages pour lire son propre quotidien avec nouvelle lucidité.
Altérités salvatrices
Pour toucher du doigt ces multiples leçons de sagesse, l’autrice parvient à susciter une grande empathie à l’égard de ses personnages. Sans les ménager pour autant, sa plume dégage une tendresse rare vis-à-vis de la complexité de ses protagonistes, d’autant plus lorsque leurs certitudes s’écorchent. Par exemple, « Voyage sans bagage » (au singulier contrairement au titre de l’ouvrage), illustre un personnage décidé à fuir les relations humaines pour éviter à tout prix que sa compassion ne soit sursollicitée. Durant la première étape de son périple solitaire, il ne parvient pas à réfréner son envie de converser avec un autre voyageur, qu’il juge pourtant peu loquace. Mais le voilà embarqué dans une spirale de supplications. Son aller simple en solo vire au cauchemar. Conclusion : les liens sociaux se cachent à tous les coins de rue, même lors d’un voyage sans retour.
« Le jardin d’Eden », quant à lui, présente une dispute de voisinage, ainsi qu’une professeure devenue médiatrice/justicière pleine de bonnes intentions. Pourtant, Tove Jansson n’hésite à tacler cette pseudo-bienveillance par l’intermédiaire de « la méchante voisine », et en maîtrisant l’art du dialogue avec une rare finesse :
« […] Et vous qui êtes une vraie Viktoria, vous daignez faire preuve d’une tolérance, oui, je vous ai bien vue dans cette voiture ! Attendez, ne dites rien, je comprends que pour quelqu’un comme vous il est difficile de dire non, mais vous n’avez aucune idée, aucune de vous n’a la moindre idée, vous coupez vos boissons et vos sentiments avec de l’eau. Vous ne comprenez pas une seule idée non diluée. »
Les clés de nos discordes sociales sont probablement détenues par le vieil oncle de « La serre ». D’abord en guerre froide avec un visiteur l’empêchant d’admirer les plantes à sa place habituelle, son obsession territoriale finit par se transformer en hostilité, et puis en respect réticent. Les deux hommes s’apprivoisent alors en silence et finissent par apprendre à se connaître : l’oncle aime observer et admirer, tandis que le voleur de banc préfère déceler le sens et la logique cachées de toute chose. Et s’ils n’arrivent pas à se convaincre l’un l’autre, est-ce bien nécessaire ? À cette question l’oncle répond :
« Non. On veut juste que l’autre sache et comprenne ».