critique &
création culturelle
Manu
un goût amer

Manu , réalisé par Emmanuelle Bonmariage, traduit le sentiment d’une fille face à un père qui, atteint de la maladie d’Alzheimer, ne perd pas encore pied. Un hommage en deux temps.

Les premières images mettent en confiance ; Manu Bonmariage est bien parti pour devenir, pendant l’heure et demi qui va suivre, l’arroseur arrosé. Existe-t-il plus belle manière de lui rendre hommage ?

Et puis arrive cette scène pivot, pendant laquelle le documentaire prend une autre allure et transforme le pathos en unique moteur dramatique.

Cette scène, qui se déroule dans une salle de montage, est particulièrement remarquable car elle joue et insiste sur les singularités de l’art cinématographique.

Manu Bonmariage entre donc dans cet espace avec Anne Claessens, sa monteuse, et s’étonne de l’âge de la « vieille table de montage 16mm ». Il dit ensuite cette phrase initiatrice : « Eh ben, on va se mettre à poil hein », avant d’entendre la voix de sa fille, réalisatrice, qui lui rappelle qu’il a amené un texte. Il se met à le lire, et évoque les Amants d’assise , qui

« tiennent une place fondamentale, palpitante, angoissante et surtout perturbante dans ma production et la réalisation de mes films pour la télévision car je n’ai jamais pu vraiment me prendre au sérieux. Au départ, le public trouvait ce film un peu osé ou malvenu mais toujours interpellant, nécessaire, car il nous forçait à voir et réfléchir au-delà de nos pensées ou de nos réflexions intimes. Le cinéma direct, qui était inattendu, était inévitablement voyeuriste. »

Les réalités se mélangent.

« Tu regardes quoi quand tu regardes ça ? Tu regardes tes cadres ? », « Non, pas le cadre, je ne sais pas, je me laisse…».

« Moi je suis caméraman réalisateur et… »

L’image change et revient sur le personnage principal du documentaire

« [… Je suis paumé, je me rends compte que j’ai fait ça pour rien du tout quoi… pour rien du tout. Tout simplement parce que je croyais, j’ai cru qu’on pourrait m’aimer, qu’elle m’aimait vraiment. Elle s’est vraiment foutu de ma gueule. »

Les frontières entre le créateur et son œuvre deviennent poreuses, et le film emprunte alors la voie du documentaire biographique.

Centrale, cette scène, tournée dans un lieu emblématique, met en abyme la fonction même du cinéma documentaire : l’exercice difficile de donner du sens à des images tantôt volées, tantôt élaborées, de les enchaîner et de créer une narration à partir de rien. Les extraits des Amants d’assise s’imbriquent et construisent l’histoire de Manu , mais témoigneront aussi, à l’avenir, d’une vision sur la vie du véritable Manu.

Une fois monté, le cinéma décide du sens que nous allons donner aux images. Celui-ci nous coince dans l’inattendu, et donc dans l’émotion, sans jamais nous faire totalement confiance.

Même rédacteur·ice :

Manu

Réalisé par Emmanuelle Bonmariage
Belgique, 2018
92 minutes.