Richard Turcey
Guitariste, poète, chanteur et écrivain, Richard Turcey, fraîchement diplômé du Master de Création littéraire du Havre, aime lier les arts, en particulier le texte et la musique.
Extrait 1
À cette heure, on ne voit pas les poivrots aux comptoirs, les jeunes fumer à la sortie des immeubles, les petites vieilles et leur cabas. Les lampadaires filent en ligne droite dans le rétroviseur. Le Trait, lieu de passage, ville fantôme qu’on traverse d’une traite. Des ramifications mènent à des supermarchés ou des quartiers résidentiels construits pour des ouvriers, à l’époque où les usines tournaient à plein régime. Depuis, il ne reste que quelques retraités jouissant de leur demi-maison, les autres ont été remplacés par des familles ou de jeunes ménages. En dehors des stations essence — je m’y arrête —, des bars-tabac et des kebabs, quelques boutiques restent à vendre une grande partie de l’année. Maman y avait une boîte de service à la personne, où elle repassait le linge. Elle a toujours détesté le faire à la maison. Mais dans ces murs, pour d’autres gens, ça avait été un plaisir ; on l’appelait Madame, on lui disait merci. J’aimais passer mes mercredis là-bas, loin du beau-père. Les remous de la bouilloire, les sachets de thé bien rangés dans leur boîte, l’odeur de l’eau déminéralisée expirée par le fer, France Bleu Haute-Normandie, le dos de ma mère qui craque, la clochette de la porte tinte, maman sourit et je me tiens droit, face aux clients. J’avais oublié cet endroit. C’étaient des moments rares, précieux, où nous avions enfin l’occasion d’être ensemble. Je ne crois pas l’avoir vue aussi paisible ailleurs. Il lui arrive encore de vanter son sacrifice, non sans amertume ; si tout s’était bien passé pour moi à la maison, l’affaire aurait prospéré.
Je poursuis ma route. Tout est gris, beige ou ocre, la propreté des tuiles varie d’une demi-maison à l’autre. Un chômeur se réveille le matin avec l’idée de nettoyer son toit en s’arrêtant, bien net, à la limite de sa parcelle. J’avais de la famille ici. Je suis incapable de me souvenir des rues qu’il faut prendre pour s’y rendre.
Extrait 2
Il faut voir les chantiers à l’aube. La vie semble figée. On n’a pas conscience de ce qu’est la destruction avant d’avoir vu ça : la nature devient dépendante des mouvements de l’homme, une partie de la planète ne vit qu’aux heures ouvrables. Entre les parcelles gauches en voie d’être rabotées, tout est droit ; échafaudages, poutrelles d’acier, mâts d’éclairage. Les banches attendent la coulée des murs, les cordeaux marquent des parois imaginaires. De longues tranchées s’étendent de part en part, bientôt canalisées. Les sauterelles se hissent, les bâches bruissent au vent. D’imposantes nappes de béton se figent dans les coffrages, le bitume refroidit. Tout un dessin prend ses dimensions. Des sacs traînent, piles de gravats, rouleaux de fibre, pierres, tôles. Parmi ces ruines immobiles, les machines sont à l’arrêt, disséminées, comme des monstres endormis ; tracteurs, minipelles, foreuses, bouteurs, chargeuses, finisseurs, niveleuses, compacteurs, décapeuses, tombereaux ; une grue perce un nuage solitaire. Quelques heures passent. Une lumière s’allume dans un préfabriqué. Un homme se penche sur ses plans, une armée de casques jaunes défile dans la boue. Chacun prend son poste, démarre sa machine, échauffe ses muscles. Le chantier immobile n’est plus qu’une hallucination lointaine, noyée dans un concert de bruits stridents, un épais nuage de sueur et de poussière. Parmi ceux qui s’activent, un homme tombe. Ses collègues l’aident à se relever. Rouge de honte et de colère, il sait que bientôt, cette vie-là ne sera plus la sienne : tout ici vivra puis mourra sans lui.
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