Armel Job
Après avoir lu, apprécié et chroniqué pour Karoo le dernier livre d’Armel Job, Et je serai toujours avec toi , j’ai eu envie de poser à l’auteur quelques questions sur ce texte et sur la manière dont il aborde l’écriture.
Faute d’avoir réussi à rencontrer Armel Job, c’est par mail qu’il a pris le temps de me répondre. Ses propos donnent à voir un processus d’écriture marqué par une grande maturité qui n’enlève rien à sa sincérité. J’espère, chère lectrice, cher lecteur, que tu as déjà découvert ce texte dont je t’ai parlé dernièrement. Si pas, les mots de son auteur devraient, mieux que les miens, achever de te convaincre. À la lecture !
Dans Et je serai toujours avec toi , vous évoquez la guerre de Yougoslavie. Pourquoi parler aujourd’hui de ce conflit et ancrer votre récit en 1995 ?
Je pense qu’un roman consiste à analyser une tranche de vie. Le romancier considère le cours de l’existence, il en extrait une séquence jusqu’à la racine (il fait une sorte de carottage) et il le soumet à un examen minutieux. Le choix de la séquence est très important. Il faut qu’elle soit utilisable pour l’observation. Du coup, une séquence trop proche de nous, encore en proie à des altérations, ne convient pas pour le roman. Le roman a intérêt, en vue d’une exploration sereine, à utiliser des événements à distance de nous. Ceux-là sont apaisés. Les passions qui les agitaient sont retombées. On peut donc procéder à une analyse plus détachée, plus impartiale, plus objective. Si on considère les grands romans du passé, on peut observer qu’ils évoquent la plupart du temps des événements passés. Tolstoï pouvait très bien parler de la guerre de Crimée dont il avait été le témoin, mais il consacre Guerre et Paix aux campagnes napoléoniennes. Ce n’est pas pour rien que le temps par excellence du roman a été très longtemps le passé simple. Le roman, en se tournant vers le passé, peut évoquer les pires drames parce que le temps les a classés. Ainsi, après la Deuxième Guerre, on a pu remarquer que les récits sur la Shoah n’ont pas été immédiats. Il a fallu des années avant que l’on puisse aborder le sujet. Cela dit, l’examen d’événements comme ceux de la Yougoslavie aujourd’hui, après vingt ans, peuvent nous faire réfléchir sur le présent.
Ce conflit débarque sous les traits d’un inconnu dans un petit village ardennais. Alors qu’il n’était jusque-là qu’une nouvelle terrifiante mais lointaine à la télévision, il prend alors la réalité d’un homme. Pensez-vous que la fiction est la mieux à même de nous faire ressentir la violence et la complexité des faits qui se succèdent dans les journaux télévisés ?
Je suis persuadé que la fiction peut avoir un impact bien plus considérable sur le lecteur que la réalité elle-même. Dans la prise de connaissance de la fiction, il y a un travail d’intériorisation personnelle. Le lecteur est amené à créer l’histoire en lui-même. Il est actif, il s’implique dans le processus d’information. Il recrée les personnages dans son imagination. Ils deviennent une part de lui, qui lui est propre. Les personnages du lecteur ne correspondent pas nécessairement à ceux que l’auteur a inventés. Il y a des personnages de fiction qui peuvent jouer dans notre vie un rôle bien plus considérable que nos proches en chair et en os. Comme le remarquait Umberto Eco, pour certaines personnes, la mort d’Anna Karenine a constitué un événement plus poignant que la mort de certains de leurs proches. Telle est la puissance de la fiction. Elle crée des personnages qui sont au-delà des cas particuliers qu’on trouverait dans de simples témoignages, des archétypes si frappants qu’ils entrent dans notre esprit avec une force incomparable.
Dès le départ, on connait la fin de l’histoire, ou du moins sa tournure. Tout le suspense du livre tient dans la manière de tendre vers cette fin. J’ai trouvé cette narration très efficace car elle maintient en haleine sans aucune superficialité. Comment travaillez-vous le suspense ?
Une bonne histoire doit comporter du suspens. Cela fait partie du jeu que l’auteur met en place avec le lecteur. Si vous voulez seulement exposer des faits, écrivez une chronique historique. Si vous voulez seulement faire passer des idées, composez un ouvrage de philosophie. Un roman, c’est une histoire qu’on raconte. Même les parents savent qu’il faut un certain suspens dans l’histoire qu’ils racontent aux enfants pour les endormir. Le roman relève du même genre. Donc, je crois que le romancier doit jouer ce jeu du mieux qu’il peut, comme le musicien dans une symphonie s’efforce aussi d’introduire des effets qui lui vaudront l’attention de l’auditeur. En même temps, le suspens ne relève pas seulement de la technique narrative. Le roman se livre à une analyse qui sera un dévoilement. Il s’agit d’amener à la surface des éléments que nous ne percevons pas dans la vie , parce que nous n’avons pas les moyens d’analyse du romancier qui, lui, a accès aux souterrains de la réalité et aux secrets des cœurs. Le roman révèle l’inconnu. Du coup, il surprend. Et avant de surprendre le lecteur, il a d’abord surpris l’auteur, qui n’a pas découvert les secrets de son histoire immédiatement, mais les a vus apparaître peu à peu, au cours de la rédaction. Le roman comporte un suspens d’abord pour l’auteur. Même s’il pressent dès le début où son histoire va le mener, il ne sait pas comment, par quels détours. C’est ainsi que le suspens se met en place de lui-même dans le roman.
Votre écriture est au service du récit, mais vous glissez parfois l’une ou l’autre petite phrase qui fait s’arrêter le lecteur pour réfléchir, à côté de l’histoire dans laquelle il est plongé. Celle-ci par exemple: « Je ne sais pas si les humains peuvent vraiment se pardonner, mais la vie, elle, peut pardonner, dans le sens où elle accorde sans répit de nouvelles chances, malgré toutes celles qu’on a déjà gaspillées ». Écrivez-vous pour raconter des histoires ou pour donner à penser ?
J’écris des histoires qui peuvent, je l’espère, donner à penser. Je n’écris pas des histoires qui seraient une simple illustration de ma pensée. J’écris l’histoire de la manière la plus vraisemblable possible et c’est l’histoire elle-même qui va amener un questionnement , des interrogations. L’histoire ne sert pas une morale comme les fables de La Fontaine. L’histoire se penche naïvement sur la vie des humains et immanquablement elle débouche sur le mystère de la condition humaine, ses paradoxes, sa complexité.
Auriez-vous une lecture belge à nous recommander ? (J’aime qu’une lecture en amène une autre !)
Les Nouvelles du grand possible de Marcel Thiry, par exemple.