Dans son roman Bluebird (mai 2019), Geneviève Damas nous emmène dans la vie de Juliette Couturier, une adolescente tombée enceinte. Son quotidien bouleversé, la jeune fille décide de se confier à son enfant.
Juliette a seize ans et demi. Quand elle apprend sa grossesse, son monde s’écroule : elle quitte l’école, ses amis et sa mère pour trouver refuge chez sa grand-mère, Françoise. Celle-ci l’aide à affronter la situation sans la juger. Perdue entre les rendez-vous chez le docteur Ader, la gynécologue, Madame Leroy, la psychologue et Valérie Benali du centre d’adoption, Juliette décide d’écrire une lettre à son bébé pour calmer cette tempête de sentiments. Un récit authentique, qui traduit les tourments de l’adolescence avec innocence et sans pudeur dans un monde réaliste, loin d’être idéalisé.
Aborder la question de la grossesse chez les adolescentes pourrait, de prime abord, suggérer un récit à la fin tragique et tournant autour de la dimension sociale à laquelle est exposée une jeune fille dans cette situation. Dans Bluebird, l’intrigue est davantage orientée vers la relation entre la mère et l’enfant à naître, même si l’on accompagne Juliette dans son isolement. De fait, découvrant sa grossesse à quelques semaines à peine de son accouchement, Juliette, perdue, décide de prendre la plume pour ne pas laisser son enfant sans histoire dans le cas où elle opterait pour l’adoption. Dans sa lettre, la « mère de naissance » se confie, raconte sa vie et les circonstances qui l’entourent. Elle y écrit ses craintes, ses colères, ses regrets mais aussi ses aspirations avec une honnêteté bouleversante.
[D]ans la petite chambre du deuxième étage, j’écris sans m’arrêter. Je rature, je recommence. Ça aide à vivre […].
Au-delà de cette dimension de transmission, Geneviève Damas explore également d’autres aspects qui font la vie telle qu’on la connaît. Ainsi, elle amène subtilement la question écologique par le biais du personnage de Tom, « jeune amoureux de passage » de Juliette et père de l’enfant qu’elle porte, celui-là même qui la surnomme Bluebird à cause de ses yeux bleus. Tom est australien et souhaite retrouver une vie plus proche de la nature. Son idéal serait de vivre à la façon des aborigènes pour préserver l’environnement. L’immigration est aussi un thème omniprésent dans le roman : la mère de Juliette, Nina, est Polonaise et s’est réfugiée en France pour échapper à ses parents et à la misère de son village. Yvette, la voisine de la grand-mère de l’adolescente, a fui les atrocités qui ont frappé l’Afrique. Le divorce et la famille monoparentale sont encore des thèmes abordés du point de vue de Juliette sur le ton de la confession. On a ainsi accès à la souffrance de la jeune fille et à ses opinions sur la situation. De plus, ce sujet permet de mettre en lumière les enfants devenus adultes trop tôt en se voyant attribuer des responsabilités qu’ils ne devraient pas avoir à leur âge. Juliette est victime de cette pression indirecte qui la pousse à vouloir aider sa mère, et confie même détester cette dernière pour l’avoir privée de cette insouciance qui fait l’adolescence.
Comme je la détestais d’avoir tout lâché pour nous. De s’être dit « Ma vie, ce sera mes enfants. » C’est trop lourd. On doit tout le temps se tenir à carreau, obtenir les meilleures notes, se distinguer sans arrêt, au sport, à la musique, pour qu’elle ait l’impression que ça valait le coup de se sacrifier. Réussir pour faire oublier qu’elle a raté.
Évidemment, les questions de l’adoption et de l’avortement sont nécessairement évoquées dès lors qu’il s’agit de la grossesse d’une adolescente. Encore une fois, ces sujets, soulevés du point de vue d’une jeune fille, semblent raisonner d’une toute autre manière : comme une option parmi tant d’autres plutôt que dans une dynamique de lutte ou de nécessité, ce qui renforce l’empathie que l’on éprouve à l’égard Juliette qui ignore quelle décision prendre. Dans Bluebird , tout est une question de choix, et chaque choix est respecté. Le combat intérieur qui tourmente Juliette est mis en évidence. Elle tente de justifier ses pensées comme si elle envisageait qu’un jour son enfant puisse déplorer sa décision.
Finalement, le roman nous offre plusieurs perspectives. En racontant à son enfant à naître sa relation avec sa mère, sa relation avec sa grand-mère, Juliette semble nous permettre d’envisager deux futurs possibles pour son bébé. Une vie semblable à celle de la mère de Juliette : remplie de sacrifices et de concessions, une vie que la jeune fille ne souhaite pas transmettre ; ou une vie comme elle la trouve chez sa grand-mère : synonyme d’amour, de douceur, de calme. Le personnage d’Yvette, quant à lui est ambivalent. Il ressemble à celui de Juliette en plusieurs points : le déni de grossesse, l’incertitude quant au fait de garder ou non le bébé. Cette expérience rapproche les deux femmes et fait, en quelque sorte, d’Yvette un guide pour Juliette qui aimerait qu’on lui dise simplement quelle sera la meilleure décision à prendre pour son bébé.
Les mots de Juliette, ceux d’une adolescente, sont dépourvus d’artifices. On ne cherche pas de complications, de faux-semblants, juste des sentiments. Ainsi, l’autrice n’hésite pas à utiliser des mots forts comme « crever » ou « bullshit » qui trahissent la jeunesse du personnage mais aussi sa volonté d’être honnête envers son enfant. Pour autant, le style de Damas n’est pas simple mais plutôt sincère, comme le serait le contenu d’un journal intime. On a donc une lettre aux sentiments authentiques qui nous fait entrevoir la vie avec les yeux d’une adolescente en détresse sur qui repose le choix d’un projet de vie à l’aube même du commencement de celle-ci. Cette détresse, le style de Geneviève Damas nous la rend bien.