critique &
création culturelle
Briser le silence
avec Décomposée de Clémentine Beauvais

Avec Décomposée , Clémentine Beauvais s’inspire du poème « Une charogne » de Baudelaire pour soulever nos cœurs et décomposer le silence. Bouleversée, je vous partage les sentiments que ce livre a fait naître en moi.

Chut, chut… Les chairs tièdes des femmes étouffent les remous du monde. Chut… Tendez l’oreille… Entendez-vous ? Silence, il n’y a que du silence. Cette réponse est trop facile, vous ne cherchez pas. Silence, oui il y a du silence, mais avez-vous déjà tenté de décomposer le silence ? Prenez une aiguille et doucement, délicatement, soulevez les voiles, transpercez les ombres, crevez les mensonges et frappez les mœurs jusqu’à ce que la vérité vous poignarde, jusqu’à ce que vous manquiez de vous évanouir sous les cris des mots. Horreur, horreur il y a, mais devant la laideur des plaies de la charogne, ne vous épouvantez pas, ou du moins, si cette scène vous répugne, ne vous contentez pas de détourner le regard.

mais enfin celle qu’on a vue
celle qu’on a sentie
les jambes en l’air
la puanteur si forte
celle qui a failli vous faire défaillir
sur l’herbe :
vous crûtes vous évanouir

Silence, silence… Vous l’entendez à présent. Vous l’entendez parce qu’elle existe. Elle est là. Vous l’avez vue, il est trop tard. Maintenant, vous devez aussi l’entendre. Je serais tentée, pour vous distraire un instant, de déposer à vos pieds un moineau qui sautille joyeusement dans l’herbe désaltérée par la rosée du printemps. Je serais tentée de vous proposer une illusion de chant allègre de vie pour vous aider à faire face à cette vision de la souffrance en putréfaction. Mais l’odeur est trop forte, même l’imagination ne peut plus nous permettre d’innocemment y échapper. Alors, poursuivons.

Vous vous demandez peut-être ce qu’il y a derrière cette charogne, qui était cet être qui a pu ainsi finir sa vie en souffrance, si visiblement à l’insu de tous. Enfoncez un peu plus loin l’aiguille, percez le mystère, les voiles qui cachent ce que vous ne savez pas. Derrière la souffrance, il y a souvent de la colère parce que la souffrance ne se justifie pas : « la petite soeur est en train de mourir ». Voilà, vous y êtes presque. Ne fermez pas les yeux, ne détournez pas le regard ! Vous devez la voir, vous lui devez bien cela. Vous ne lui avez rien fait, c’est exact, mais si vous ne faites rien, si vous l’oubliez, vous êtes comme les autres, vous êtes comme ceux qui l’ont détruite, comme ceux qui l’ont décomposée . Si vous ne faites rien, vous vous intégrez à l’indifférence, or l’indifférence est le poison qui l’a laissée là : « il articule Je ne sais pas de qui vous m’entretenez . Il ose dire Ce prénom ne me rappelle rien . » De la colère donc, je vois de la colère. Tu la vois aussi ? Non, ne t’enfuis pas, s’il te plait ne t’enfuis pas. Laisse ton estomac se resserrer, tes mains trembler, tes larmes couler. Je t’en prie reste là, pour elle, pour toi. Tous les autres sont partis. Le poids de leur silence pèse sur la colère. Cette femme que tu vois là n’a plus supporté ce poids. Elle a couru pour rattraper les faiseurs d’anges, elle a frappé pour venger l’indifférence. À pourchasser l’ombre elle s’est perdue dans le noir.

elle déniche ceux dont on lui a dit :

il a frappé      il a abandonné      il a tué

une amie    qui était comme une sœur.

Elle les déniche pour qu’ils meurent avec l’objet en eux.

Elle apprend comment, de la griffe fine,     offrir une mort

brève mais écarlate.

Ne la juge pas, pas tout de suite. C’est trop facile. Tu la jugerais pour pouvoir t’en détacher, pour pouvoir regarder ailleurs. Apprends, apprends que des femmes souffrent et que c’est révoltant… et puis révolte-toi. Si tu ne te révoltes pas, elle n’est pas là.

Décomposée est le premier roman à destination des adultes de Clémentine Beauvais, mais elle est déjà connue de la scène littéraire pour sa littérature jeunesse . Ce roman en vers libres concis et engagé est publié aux éditions L’Iconoclaste, dans la collection L’Iconopop. N’hésitez pas à vous le procurer !

Décomposée

De Clémentine Beauvais
L’Iconoclaste, 2021
128 pages