Cueillir ses phrases à l’éclosion
Cueillir ses rires comme des bourgeons , c’est le titre poético-énigmatique d’un roman qu’on attendait depuis longtemps : le tout premier d’Astrid Chaffringeon, dont on connaissait déjà le sens esthétique et l’acuité idéelle avec son très beau projet de lieu d’art à domicile, Chantier(s) Art House.
Claire est une mère faite célibataire, qui survit aux deuils successifs autour d’elle et à la médiocrité humaine en ruminant, à voix basse, des constatations acerbes et ironiques. On se surprend, les lisant, à acquiescer à ces pensées qu’une certaine morale judéo-chrétienne ne nous aurait jamais autorisées à avoir dans la vraie vie, ainsi qu’à en rire, fort et tout haut. On s’attache pour de vrai à l’intériorité de ce personnage qui, de prime abord, a tout pour être détesté.
Quand son fils, Sacha, décide d’aller poursuivre sa scolarité en Inde, Claire sent la menace, déjà pesante, prendre forme encore plus menaçante. Elle décide alors, pour échapper à cette réalité qu’elle exècre et à une étrange disparition au cœur de toutes les conversations, de répondre à une annonce proposant un échange de maisons pour l’été.
Arrivée dans la propriété de cette femme inconnue, Claire s’en approprie les lieux, l’entourage et les objets, sans se douter au début qu’il puisse en être de même de l’autre côté.
En fouillant dans la bibliothèque, elle tombe sur une série de carnets Moleskine noircis dont le contenu occupera largement ses pensées.
Au fur et à mesure de cette mainmise réciproque, l’étrangeté, présente dès les premières pages, devient prépondérante. Le roman fourmille, littéralement mais pas seulement, de toutes sortes d’insectes inquiétants.
L’auteur sème le doute de bout en bout : il tient pour une part de l’onirique, tout en étant parsemé de références (littéraires, cinématographiques, musicales ou de la vie quotidienne) qu’on ne peut reconnaître que comme réalistes.
On s’y méprend et on s’y laisse prendre volontiers, à cette étrangeté, et à sombrer lentement avec Claire vers un territoire insoupçonné.
C’est une première œuvre profonde et singulière, tout à la fois sombre et hilarante, que nous livre là Astrid Chaffringeon avec Cueillir ses rires comme des bourgeons .