Franz Stangl fut le commandant des camps d’extermination nazis de Sobibor et Treblinka. Après la guerre, il fuit son procès et se réfugie en Syrie d’abord, puis au Brésil où il sera arrêté en 1967, après seize années de vie paisible auprès de son épouse et de ses enfants. Il est alors extradé vers l’Allemagne, jugé et condamné à la réclusion à perpétuité. Une journaliste, Gitta Sereny, s’est entretenue avec lui dans sa prison de Düsseldorf. Après sa mort en 1971, elle a aussi rencontré son épouse, Theresa Stangl, dans leur maison de Sao Paulo. Sur base de ces entretiens, Gitta Sereny a écrit un livre, Au fond des ténèbres (Denoël, 1972), qui interroge ce qui peut amener un quelconque policier autrichien à gérer les massacres organisés de centaines de milliers de juifs.

Nicole Malinconi se place après ces événements pour donner voix à Theresa Stangl. Elle imagine que l’épouse du nazi aurait lu le livre de Gitta Sereny. Seule dans leur maison brésilienne, désormais veuve, elle se parle à elle-même en usant d’un je introspectif qui enfin ne ment plus. Restée aux côtés de son mari jusqu’au bout, ne savait-elle vraiment rien de ses activités pendant la guerre ?

Theresa déroule les faits presque froidement. Elle qui, à la demande de Franz Stangl, n’a pas assisté au procès de ce dernier, semble avoir besoin de dater les événements, d’entendre les témoins, de reconstituer les scènes. Mais ce sont aussi ses propres réactions de l’époque qu’elle examine. Elle se souvient des évidences, des moments où elle a compris, où elle a su que son mari lui mentait, lui qui disait être en charge de « constructions » à Sobibor et Treblinka, comme « simple fonctionnaire » .

Mais parmi les informations qui lui parvenaient, elle faisait des choix. Elle mettait en sourdine les voix qui lui disaient ce qui se passait vraiment, à Sobibor et Treblinka, et, au contraire, accordait l’importance de l’espoir à celles qui disculpaient son mari. Est-ce là de l’amour ? C’est tout l’enjeu de ce texte fort et magnifiquement écrit. Ou, comme le dit Nicole Malinconi : « Un amour qui se préserve contre les raisons de ne plus aimer pouvait-il encore porter son nom d’amour ? »

Le monologue de Theresa franchit un à un les souvenirs, jusqu’à celui, terrible, de la dernière question que lui a posée la journaliste. Une question encore suspendue tant la vérité d’une réponse paraît insupportable.

Le livre, très court, se lit d’une traite. Bouleversant et indispensable, il fait partie des textes qui interrogent l’humanité de chacun. En choisissant la forme d’un récit à la première personne du singulier, l’auteure se place au plus près de son sujet, dans l’intimité des pensées de cette femme, au cœur même de l’imbroglio entre ses vrais mensonges et ses fausses ignorances. Pour la comprendre ? Peut-être pas. Plutôt dans une démarche proche de celle de la journaliste Gitta Sereny : « seulement pour le dire, car comment comprendre ? »