critique &
création culturelle
Les Longs Couloirs
Re-poétiser le territoire de l’amour et du corps

Face à une société qui fait du romantisme un encombrement et de l'amour une mécanique du désir sexuel, déshumanisant ainsi ce qui nous rend peut-être le plus humain, le recueil de Sylvie Godefroid, Les Longs Couloirs , offre une bouffée d'oxygène, aère les cages de nos représentations en re-poétisant l'amour et le corps.

Dans ce recueil de poèmes paru aux éditions Le Scalde, Sylvie Godefroid s'abandonne à la plume et aux mots avec la même sincérité et transparence qu'elle s'abandonne à l'amour de l'être aimé. À la figure littéraire historique de la femme-muse et objet d'inspiration, se substitue une poétesse adressant son amour enflammé à sa propre muse, un homme.

Ta blessure est de mon sang

Pour cette auteure sans filtre chez qui l'esthétique littéraire spontanée exclut la préciosité, l'amour représente avant tout une invitation métaphorique à danser. C'est-à-dire à unir son corps à celui de l'autre, son âme à la sienne, à se donner, à guider et à être guidé, à se laisser transporter par la beauté de l'instant, à cultiver le lâcher-prise, à ne pas planter l'épieu du contrôle sur le tapis étoilé du désir prêt à s'élever. À s'abstraire de la pesanteur par le mouvement libérateur de la danse, envol terrestre. La danse poétique des mots reflète la danse poétique des corps.

Dans tes bras je me Titanic, C'est mon océan qui prend l'eau

Si Les Longs Couloirs met en lumière le lien indissociable entre l'amour et le corps ‒ à la fois source de l'union des âmes et embouchure de celle-ci, il restitue avant tout la profonde union du corps et de l'esprit. L'ouvrage en fournit une illustration dans sa forme et sa démarche-mêmes : si le corps apparaît comme l'événement déclencheur et le support de l'amour, il est transcendé par le discours, l'acte poétique qui en peint les couleurs sur la toile du langage. L'amour se présente ainsi sous les traits d'une spiritualité charnelle.

Je ne suis qu'une allumette dans la forêt de mes peurs

Avant de se réembarquer sur le bateau ivre des vers dansants, le corps du recueil mérite une escale. Il se compose de plus d'une vingtaine de poèmes comprenant chacun quatre pages de trois strophes déclinées en ballotins de quatre vers en octosyllabes et rimes croisées. Au frontispice des poèmes figure un vers-exergue en dialogue avec une image noir et blanc de la photographe Mélanie Patris, creusant le sillon de l'intimité tracée par les mots et montrant deux couleurs de l'amour : le blanc du dévoilement, de la joie, de l'espoir et de la promesse ; le noir du doute, de la peur, du voilement et de la pudeur. Nulle image de corps humain à proprement parler, mais bien des traces (objets liés à l'être aimant/aimé ou lieux évoquant son passage). Une atmosphère sous le signe de la présence-absence.

Quand le violon déchire

Le jet d'encre qui désigne

Où l'orage se débine

En atomes de satyre

La polyphonie enveloppe les poèmes à coups de « je », « tu », « nous » et même du « vous », l'auteure usant du procédé d'écriture littéraire non seulement pour extérioriser les cicatrices du vécu, les délices du corps et le tourbillon des sentiments, mais aussi pour prendre distance avec elle-même et se dédoubler. Tantôt convoquant l'indicatif présent pour décrire scènes et sensations vécues, tantôt maniant l'impératif à destination d'elle-même et de l'être aimé, exhortés à briser les barrières de l'inhibition et à se donner le droit d'être heureux.

Nos bras soulèvent les sens

D'un soupir qui vient graver

Sur la peau de nos baisers

La science de nos prudences

Sylvie Godefroid nous emmène dans ses longs couloirs où chaque pièce-poème ouvre sur un autre visage de l'amour. On y découvre qu'aimer c'est avant tout reconnaître l'autre et se reconnaître en lui, révéler sa pleine altérité et en même temps révéler notre parenté d'âme. C'est s'incarner dans l'autre et le laisser s'incarner en nous. Réconcilier l'enfant (« jeu », « princesse », « prince charmant ») et l'adulte (« écueil », « prudence ») dans notre donjon intérieur : l'un nous pousse à vivre, l'autre nous empêche de mourir ; l'un est passion, l'autre raison. Aimer, c'est aussi transformer le hasard d'une rencontre en rencontre du destin.

En mariant sur la scène littéraire le vécu de son corps et de son cœur, Sylvie Godefroid non seulement re-poétise un phénomène de société trop souvent défloré dans sa dimension poétique, mais elle nous re-poétise dans notre rapport à l'autre, au corps, à l'amour, au désir, et à nous-mêmes.

L'amour, désir le plus charnel de l'âme et le plus spirituel du corps.

Même rédacteur·ice :

Les Longs Couloirs

Sylvie Godefroid
Le Scalde, 2020
237 pages