critique &
création culturelle
L’objet livre :
une instance de légitimation

Les années 1850 marquent la naissance de la littérature en tant qu’institution. Désormais autonome dans ses pratiques, la sphère littéraire se scinde en deux. Elle distingue alors les pratiques légitimes, à faible rendement économique et les pratiques illégitimes, à haut rendement économique, via des instances de légitimation, dont l’éditeur, et par extension le livre, vont faire partie.

Au cours du XIXe siècle, le monde de l’imprimé voit son fonctionnement bouleversé par de nombreuses innovations techniques mais également par l’apparition d’un lectorat de plus en plus étendu. Dans ce contexte, l’éditeur endosse un rôle capital dans la chaîne de production du livre puisqu’il va progressivement s'instituer en instance de légitimation.

Si en 1850, le livre devient objet de consommation pour un public de plus en plus élargi, c’est également la période où la littérature tend à s’instituer comme une sphère de pratiques autonomes. En sociologie, une institution se définit comme « un ensemble de normes s’appliquant à un domaine d’activités particulier et définissant une légitimité qui s’exprime dans une charte ou un code . 1 » Cette autonomisation est la conséquence d’une série de faits concomitants dus à l’accession au pouvoir de la classe bourgeoise après la Révolution française 2 : avènement de la production massive de biens avec l’ère industrielle, alphabétisation progressive de la population, ce qui signifie un accroissement et une diversification du public consommateur de biens culturels.

En effet, l’ensemble des mutations qui affectent la société donne naissance à des biens symboliques dont le rendement économique permet à leurs auteurs de vivre du succès de leur plume : romans feuilletons, qui donneront lieu plus tard au roman populaire. Ainsi, une scission a lieu dans le champ littéraire entre une sphère de pratiques à fort rendement économique (l’écrivain cherche un maximum de rentabilité via son activité littéraire et s’adresse donc au plus grand nombre), et une sphère de pratiques axée sur le rendement symbolique de sa production (l’écrivain écrit uniquement pour ses pairs). Pierre Bourdieu oppose ainsi le champ de grande production et le champ de production restreinte .

Ainsi, en tant qu’institution, le champ littéraire développe ses propres normes et sa hiérarchie entre pratiques légitimes et pratiques illégitimes. Ici, la sphère de production restreinte domine le champ et impose ses critères de valeur. La production littéraire pour le grand public se voit ainsi privée de toute légitimité dans le champ puisqu’elle est niée par les instances de légitimation mises en place. Les instances donnent corps au produit littéraire, elles assurent son existence collective afin qu’elle ne reste pas l’acte d’un individu. Aussi jouent-elles un rôle fondamental dans l’élaboration des normes et des lois qui président une institution. Elles permettent la consécration de certaines formes par un discours d’accompagnement. En d’autres termes, elles énoncent ce qu’est la légitimité littéraire.

Parmi les différentes instances existantes (Jacques Dubois en distingue quatre), l’éditeur joue un rôle crucial. En effet, ce dernier occupe une place déterminée dans le système qui lui permet de transmettre sa valeur hiérarchique aux ouvrages qu’il décide de publier. La maison d’édition interagit avec d’autres instances quand elle accompagne la montée d’un groupe, comme ce fut le cas pour les éditions de Minuit qui assurèrent la cohésion éditoriale du Nouveau Roman. En outre, une fois qu’un éditeur jouit d’une grande part de capital symbolique, il « [aura] tendance à organiser [sa] mainmise sur un secteur de la création 5 ». Ainsi, l’éditeur, par son aura symbolique, décide de ce qu’est la valeur littéraire. Le livre en tant qu’il est produit par l’éditeur, porte la griffe de ce dernier. Il est la manifestation matérielle du pouvoir symbolique associé au nom de l’éditeur. La légitimité dont il jouit rejaillit sur la forme du livre : ainsi, par extension, certains traits visuels et matériels vont être interprétés comme les signaux de légitimité dans le champ tandis que d’autres seront dès lors interprétés comme les signes d’une littérature de peu de valeur, destinée à la grande majorité du public. Corollairement, la couverture incarnera cet espace matériel où des stratégies et des luttes vont se mettre en place. D’ailleurs, une collection en particulier va influencer le monde de l’imprimé, et pour longtemps : la « Blanche » de Gallimard : la collection incarnera véritablement la « Grande littérature » et ses traits caractéristiques serviront de référence pour les éditeurs.