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Nicolas Marchal entame pour Karoo une série d’articles intitulée « l’usage du faux », réflexions sur la fiction et ses frontières, ses infinis, ses jeux de miroirs. Premier épisode, où l’on se frotte au Réel.

Parfois le vrai savoir est sans importance,
et on peut alors l’inventer.
Javier Marías, le Roman d’Oxford

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Julio Cortázar

Dans son article consacré à Julio Cortázar1, Charles Dantzig s’en prend aux livres, de plus en plus nombreux, qui s’enorgueillissent d’être inféodés au Réel : « Le journalisme moribond s’est emparé de la littérature comme les zombies mordent les vivants pour tenter de renaître. Le récit pur est opposé à la littérature dans le sens où il rejette l’imagination. »

Et il oppose la « littérature Pierre Bellemare » à celle des révoltés de la forme, des écrivains qui, avant de se pencher sur les choses ou le Réel, n’ont pas pu « accepter les choses telles qu’elles m’étaient offertes ». Dantzig en a ras-le-bol des fouineurs : « Le Réel est souvent l’excuse de la vulgarité. » Dantzig nous rappelle qu’un écrivain est d’abord et avant tout un combattant du style, et je ne risque pas de lui donner tort. Je reviendrai plus loin sur cet aspect de la question pour attaquer un autre, qui éclot tout naturellement dès qu’on parle de Réel : celui de l’authenticité. En effet, lorsqu’un livre né du Réel paraît, où l’ « on commente des coucheries de célébrités et on appelle ça “roman”, on relate un meurtre à la façon de TF1 plutôt qu’à celle de Racine », la question de l’authenticité est cruciale. Si le livre est présenté comme calqué sur le Réel, le lecteur vivrait comme une arnaque qu’on brode tel ou tel passage, qu’on ajoute une scène indue, qu’on supprime des épisodes. Et si le lecteur se reconnaît dans le livre, il peut se rêver auteur lui aussi, en ajoutant, en guise de chapitres complémentaires, les plaidoiries de ses avocats. Dans le Cru de la comtesse, Tom Sharpe imagine un personnage qui, travaillant comme nègre pour une romancière à succès, glisse une discrète mais diffamatoire remarque envers lui-même, afin de traîner sa patronne en justice et d’assurer sa fortune.

Si la littérature tend vers le journalisme, alors il est normal qu’on exige d’elle ce qu’on exige du journalisme ou du témoignage. Le problème est à peu près le même dans le cas de l’autofiction (avec, quand il est très autocentré, un moindre risque de procès). Telle ou tel écrivain est né au Japon, ou a été battu par ses parents, ou a survécu au milieu d’une meute de loups pendant la guerre, et décide de partir de là pour bâtir un roman. Fort bien, si le livre supporte qu’on révèle que l’écrivain est né en Belgique, ou a vécu sa pire souffrance quand son père a refusé de lui offrir un poney, ou n’a connu la guerre que par ce qu’en disaient les journaux. C’est ici, à mon avis, que se situe la force du style : un roman tient la route si on a le droit de se moquer royalement de l’authenticité des faits relatés. Les « romans » collés au Réel et les autofictions pures et dures (en fait souvent très molles), souffrent de cette maladie qu’ils se sont inoculée eux-mêmes : braqués sur le Réel, et craignant de paraître artificiels, ils délaissent le style. Car oui, pour certains, le style est un artifice.

Les exceptions, comme toujours, sont plus intéressantes que le reste. Tom Lanoye ne fait aucun mystère de l’origine de son « roman » la Langue de ma mère (La Différence, 2011) : il s’agit bien de l’histoire de sa propre mère, atteinte d’aphasie, à qui il entend rendre hommage. Mais voilà, ce qui aurait été chez d’autres une banale occasion d’arracher des larmes (n’avons-nous pas tous connu un malade digne d’être évoqué avec émotion ?) est chez Tom Lanoye un somptueux moment de littérature. Lanoye nous met souvent en garde contre sa manière de raconter, et nous invite régulièrement à jeter le livre à la poubelle si cette manière ne nous plaît pas : elle est hérissée de digressions, elle métisse joyeusement les niveaux de langage, elle est bouffie et bâtarde, truculente et vive, on pourrait la dire baroque, mais très vite alors, tant l’auteur semble se méfier des définitions.

© Nina Jacqmin
© Nina Jacqmin

Qu’il parle de littérature, de nourriture ou d’arts plastiques, Tom Lanoye est un farouche ennemi du less is more, et son livre, véritable chant d’amour à une certaine façon de chanter, devient par là — naturellement — un chant d’amour à sa mère, qui lui a appris sa langue. C’est là que se situe la force du style : je ne connais pas personnellement Tom Lanoye ni sa mère, et je n’ai aucune raison d’être ému par la maladie et la disparition de celle-ci, mais le style du livre me bouleverse tellement qu’à la fois je me fiche totalement de l’authenticité de son contenu et que je ne puis douter au fond de moi de cette authenticité. En fait, le livre est devenu autre chose qu’authentique. Il est devenu vrai. Il est devenu ma vérité. C’est un roman.

Mais revenons à l’article de Dantzig, et donc à Cortázar. Dantzig nous invite à retourner le lire car, avant tout, avant le poids du Réel, il a une fabuleuse « façon » de raconter les histoires, alors qu’« il avait pourtant tout pour le contraire : ayant fui une dictature, il en connaissait les horreurs en détail et aurait pu en écrire un roman de huit cents pages avec un symbole facile à comprendre qui nous aurait tirés par le bras vers l’interprétation sur les Argentins privés de liberté. » Un style, donc. Une structure et une musique.

Néanmoins, les livres de Cortázar ne sont pas les témoins d’un désintérêt envers le Réel. Au contraire, ils nous montrent à quel point nous ne sommes pas suffisamment attentifs à ce qui se passe autour de nous. Ce sont des romans, des nouvelles, des contes à l’affût. Certains considèrent que ce sont des textes fantastiques. Cortázar, lui, n’y voyait qu’une forme personnelle de réalisme sincère. Il aurait pu figurer en bonne place dans le corpus d’exemples analysé dans le dernier opus de Pierre Bayard (Il existe d’autres mondes, Minuit, 2014). Bayard aime dérouter ses lecteurs, et chacun de ses livres est une invitation à lire autrement, à sans cesse reconsidérer la littérature, avec humour et perfectionnisme intellectuel, et un don certain pour raconter, une « façon », lui aussi.

Dans Il existe d’autres mondes, Bayard part du principe que, si l’on veut parler de « réalisme », il faut définir ce qu’est le Réel. Or, si l’on accepte les théories scientifiques les plus avancées sur le sujet (tirées notamment de la physique quantique), on constate que bon nombre de textes (de Dostoïevski, Nabokov, Kafka, Murakami, etc.) traditionnellement considérés comme fantastiques, ou délirants, ou relevant de la science-fiction, sont en fait des relevés scrupuleusement fidèles du Réel. cimentBayard est coutumier de ce genre de retournement de perspectives, pour le plus grand plaisir de toutes celles et ceux qui préfèrent les questions aux réponses.

Comme on le voit, les frontières ne sont pas bien nettes entre le vrai et le faux, le Réel et l’irréel, l’authentique et l’arnaque ; elles font l’objet de nombreuses querelles, sont revendiquées par diverses puissances, et il n’y a pas deux quartiers généraux qui disposent de la même carte. Les écrivains les plus fascinants ont redessiné la leur. Il existe, dans une ville que tout le monde croit connaître, une bibliothèque travestie en ruelle. Les maisons sont construites avec des livres. Cherchez bien : quelque part, il y a une brique, une seule. Si on l’effleure, un pan de mur coulisse et l’on peut s’introduire dans le dédale de la réserve précieuse. Ce sont les véritables ruelles de la ville. Travesties en bibliothèque.

Bien entendu, ces quelques lignes vous rappellent quelque chose, et vous soupçonnez l’emprunt, pire : le plagiat, cet autre mensonge. Je vous pose la question : à quoi sert de parler, si l’on ne peut mentir ? Et je confie les derniers mots à Julio Cortázar, tirés de son insurpassable l’Homme à l’affût : « Ça, je l’ai déjà écrit demain. »


  1. « Un écrivain est une révolte de forme », dans le Magazine littéraire no 541, mars 2014, p. 80-81