critique &
création culturelle
Martin Eden
Quand lyrisme et réalisme nous font comprendre la littérature

C’est lors de l’été 1907, alors voyageant à bord de son yacht, que London rédige son roman à succès qui marquera des générations entières. Retour sur une autobiographie romancée sincère et réaliste.

Martin Eden c’est le récit d’un marin qui découvre sa voie, celle du savoir et de la littérature, une voie parfois rude et parsemée d’interrogations, de désespoir et de pauvreté. Issu de la basse société, il fait la rencontre hasardeuse de Ruth, jeune femme visant l’obtention de son diplôme universitaire en lettres classiques. Il en tombe alors rapidement amoureux jusqu’à la diviniser en l’appelant parfois « Elle » par respect et pudeur. Martin Eden se lance d’emblée dans une double épopée : celle de la conquête de Ruth et de son milieu mais aussi dans la conquête des arts et de la culture. En effet, il se rend compte assez rapidement qu’une barrière le séparait de sa « déesse », celle du langage et des habitudes. À l’origine lecteur de petits romans populaires de navires, il se cultive en lisant Nietzsche, Spencer et bien d’autres, apprend les mœurs de la bourgeoisie et se découvre un attrait pour l’écriture. Nous suivons ainsi ce processus d’apprentissage long et parsemé d’obstacles : infortunes, rivalités, bagarres et problèmes d’argent qui le mèneront plus loin que tous ses voyages à bateaux. Au fur et à mesure du livre, Martin Eden prend conscience de son talent d’écrivain et se refuse à passer par la voie universitaire classique pour atteindre ce rêve naissant. Il se décide donc à apprendre en autodidacte et à envoyer nouvelles, poésies et autres ouvrages à des magazines plus ou moins célèbres. C’est un laborieux périple dans lequel il s’engage en même temps que la conquête de sa bien-aimée.

Débarquant dans ce nouveau monde, Martin Eden redevient un enfant qui découvre et apprend. C’est donc par le regard encore jeune de son personnage que London écrit son roman. Ainsi, tout y est idéalisé à la limite de la caricature comme avec les personnages : Ruth est dépeinte comme la parfaite jeune bourgeoise à marier : éduquée, cultivée mais surtout si jolie ! L’amour aussi qui naîtra plus tard dans le récit est si simple et évident que ça en devient parfois grotesque. J’avoue avoir eu des difficultés avec le roman au début de ma lecture mais London a su user de sa virtuosité pour justement nous tenir en haleine et nous faire croire à un monde bien fait où amour et gentils sont toujours vainqueurs.

En effet, au fil de la lecture les émotions et les événements sont si différents de ce qu’on lisait au début qu’on semble entrer dans un autre livre : on y découvre une psychologie crue et déconcertante par son réalisme fidèle à ce qui se faisait en ce début de siècle aux États-Unis. Les personnages ne sont plus des gens pleins de vie et aux éclats de rires chaleureux : il y a notamment le personnage de Brissenden, si bien dépeint, si sincère et franc qu’on voudrait lui donner une place encore plus importante dans l’histoire. Apprendre sa mort engendre comme un deuil, un vide pour le lecteur qui avait compris la valeur de sa présence dans la vie de Martin. Ce personnage assez complexe ne se soumet pas à une morale stricte et préfère laisser ses désirs et son amour de l’art et de la beauté dicter sa vie. C’est d’ailleurs selon moi de l’ordre de la virtuosité littéraire que d’arriver à instaurer une telle frustration dans notre esprit.

La bataille que Martin mène face aux bourgeois est aussi une manifestation du génie de London. Tous deux issues de la classe ouvrière, l’écrivain et son protagoniste montent les échelons de la société en autodidacte et prennent conscience de l’insignifiance et de la vulgarité de la bourgeoisie. Une classe sociale qu’il pensait « d’une intelligence supérieure » mais qui pourtant ne sait reconnaître son talent d’écrivain comme Brissenden l’a fait. Ainsi nous vivons avec Martin toutes les difficultés par lesquelles un auteur peut passer, sans fantasmes ni idéalisation : la faim, le désespoir, la rage, la frustration, la détermination, la défiance, l’excitation…

Nous pouvions au début du livre (les premières 200 pages) critiquer l’aspect « trop facile » du roman : sa rencontre avec Ruth, leur amour simple malgré leurs opinions et classes sociales différentes, l’image du marin inculte qui part pour un nouveau voyage celui des lettres, des sciences et des réponses. Ces réponses étant aussi d’ailleurs trop faciles : ce qu’est l’amour véritable ou le sens de la vie par exemple. Cependant la lecture nous fait subtilement tomber d’un naïf roman d’amour à un récit dur et réaliste parsemé d’émotions franches, de laideur, d’amitiés sincères pour arriver à un dénouement surprenant bien que inéluctable.

« Il pensait à son amour défunt. Il ne l’avait jamais vraiment aimée, il le savait à présent. Il avait aimé une Ruth idéale, un être éthéré, sorti tout entier de son imagination, l’inspiratrice ardente et lumineuse de ses poèmes d’amour. La vraie Ruth, celle de tous le préjugés bourgeois, marquée du sceau indélébile de la mesquinerie bourgeoise, celle-là, il ne l’avait jamais aimée. »

Certains aspects du roman comme la banalisation du suicide, la critique de la bourgeoisie ou le touchant réalisme du personnage de Martin en font un chef-d’œuvre marquant des générations entières. En effet, la portée de cet ouvrage est colossale et marque facilement les esprits comme celui du rappeur français Nekfeu dans son titre Martin Eden : « Plus je monte et plus je m’identifie à Martin Eden ».

Enfin, toute la beauté et la grandeur de cette œuvre résident dans la proximité entre Martin Eden et Jack London : un roman semi-autobiographique touchant et intime. Car oui, en automne 1916, comme Martin Eden, Jack London mettra fin à ses jours, apportant ainsi la dernière pièce du puzzle qui le liait fatalement à son personnage.

« Et au moment où il le sut, il cessa de le savoir. »

Même rédacteur·ice :

Martin Eden

Jack London
Éditions 10-18
447 pages