critique &
création culturelle
On a tout l’automne de Juliana Léveillé-Trudel
Voyage émouvant au cœur de contrées glaciales inuites

Avec les saisons comme fil conducteur du roman, On a tout l’automne de Juliana Léveillé-Trudel raconte le retour d’une narratrice auprès de son peuple d’origine : les Inuit 1 . Dépaysement et émotions y sont traduits à la façon d’une autobiographie romanesque.

Alors que le soleil de l’été s’évanouit dans la douce brise de l’automne, Juliana quitte le confort de son appartement pour Salluit, village le plus septentrional du Québec. Quelques années après avoir été professeur des écoles, elle y revient pour apprendre sa langue d’origine et renouer avec ceux qu’elle y a connus. La poésie des sonorités et la complexité de l’inuttitut nous font voyager au cœur d’un peuple aux coutumes encore méconnues et fantasmées. Ma lecture commence donc de zéro, suscitant ainsi ma curiosité face à cette communauté reculée.

On se familiarise progressivement avec la culture inuit2 marquée par la chasse, la pêche, le communautarisme et sa langue unique en son genre. De par les mots en inuttitut aux constructions complexes qui parsèment le fil des pages, nous apprenons au même rythme que la narratrice les mots qui construisent le récit. Comme des enfants et à force de répétitions, on lit, on apprend, on relit, on retient. Ce qui fait la beauté de cette langue, ce sont les variations des syllabes changeant entièrement la signification d’une phrase :

« Inuit uqausillaringit . Un dictionnaire qui ne ressemble à aucun autre, rempli de poésie dans sa façon de décrire le monde.

Aupaluttaq , le rouge.

Aupalaangajuq , le presque rouge (orange).

Tungujurtaq , le bleu.

Tungujuangajug , le presque bleu (vert).

Sinarnaq , le gris des animaux à plumes et à fourrure.

Isurtaq , le gris des mammifères marins. »

Malgré la thématique du langage omniprésente dans le texte, On a tout l’automne reste un récit traversé par d’autres axes tels que la nature, l’amour ou la quête de soi.

Le décor est naturel et le froid et les animaux sont au centre des vies inuit. Juliana Léveillé-Trudel traduit cette sacralité de la nature, son respect et les habitudes construites autour de celle-ci. J’ai pu ainsi pénétrer dans un mode de vie dont je sais peu de choses finalement : elle décrit le ressenti face au raccourcissement des jours à l’approche de l’hiver (là-bas les journées peuvent ne durer que cinq heures en plein hiver) et la beauté des aurores boréales par des nuits glaciales. C’est un récit reposant et coupé du monde qui fait voyager par les mots.

« Arsaniit .
(Aurores).
Elles s’étendent en vagues lentes de la montagne jusqu’au fjord, dansent langoureusement au-dessus de la rivière gelée. Je m’efforce de supporter le froid encore un peu, malgré mon corps qui tremble, planant un instant entre les esprits du ciel et ceux de la toundra. »

Le cadre est donc ultra-dépaysant mais les inuits (se traduisant littéralement par humains ) ne sont pas exemptés des passions et des épreuves qui nous touchent tous. Plein de noms, de vies et d’identités y sont décryptés : comme une étude sociologique, la narratrice parle de ceux qu’elle rencontre à Salluit ; on y découvre ainsi des vies mouvementées marquées par l’amour, la joie, le deuil ou les peurs. La vie de Juliana est suggérée progressivement : ses regrets, l’absence de sa mère, l’écart qui grandit entre elle et son copain Gabriel, à l’autre bout du téléphone… Son personnage m’a beaucoup touchée. J’ai aimé cette sorte d’hommage à nos mères, et plus généralement à ceux qu’on aime et à qui on n’a pas réussi à dire au revoir. J’aime aussi cette quête d’un chez-soi quand nos repères disparaissent avec le temps : pour elle, Gabriel incarnait un nouveau foyer après la mort tragique de sa mère. Son premier repère, notre premier repère à tous.

« J’avale l’air à grandes bouffées, espérant dissoudre la boule compacte qui vient de se loger au creux de ma gorge. Je n’y arrive pas, avec les au revoir. La masse pensante sur la poitrine ; la sensation qu’il y a un piège caché quelque part, que c’est peut-être un adieu déguisé. »

Beaucoup de non-dits accentuent l’amertume du deuil et de la solitude qu’elle tente d’adoucir par ce voyage intérieur dans une région au climat inhospitalier. La beauté d’ On a tout l’automne réside dans l’analogie de la splendeur que le froid et la tristesse peuvent faire surgir des cieux ou d’un être. C’est un roman unique, un récit comme j’en ai rarement lu : simplicité et émotion en sont les mots d’ordre, contrastant avec la complexité des poèmes inuits présents dans le texte et la façon que Juliana a d’enfouir ses émotions dans le creux de sa gorge , son coeur et parfois un peu d’alcool.

Même rédacteur·ice :

On a tout l’automne

Juliana Léveillé-Trudel
La Peuplade, 2022
216 pages