critique &
création culturelle
« Oui, la littérature
est encore machiste »Le projet Autrices accueille Yanick Lahens

Récemment, je rencontrais pour Karoo Elsa Poisot qui a présenté le projet Autrices, consacré à la littérature féminine d’Afrique et de sa diaspora. Quelques jours plus tard, j’ai assisté à la toute dernière session du projet : une lecture-spectacle de textes de Yanick Lahens, suivie d’une rencontre avec l’autrice.

2 juin, 21h. Nous entrons dans la grande salle du théâtre Varia, devenu pendant les trois jours du festival Variasons un « lieu radiophonique et sonore ». La scène est dépouillée : deux pupitres face au public, c’est tout. La lecture commence dans la pénombre, deux voix en alternance nous plongent doucement dans l’ambiance moite et survoltée d’un quartier populaire de Port-au-Prince . Les lectrices, Line Guellati et Elsa Poisot, s’avancent de la salle vers la scène, l’une en rouge et noir, l’autre en noir et rouge, sobres, présentes. Le texte dont elles poursuivent la lecture derrière les pupitres est une nouvelle de Yanick Lahens extraite du recueil « La petite corruption ». Une jeune femme très belle de ce quartier de Port-au-Prince décide de s’extirper de la misère des vaincus en saisissant l’opportunité de la présence des militaires américains dans sa ville. Elle aussi veut faire partie des vainqueurs . Quitte à endurer la réprobation du quartier, quitte à perdre son amoureux, quitte à ne pas aimer vraiment l’américain auprès de qui elle s’éveille ce matin-là.

La seconde lecture est un extrait du roman Bain de lune pour lequel l’autrice a été récompensée du Prix Femina en 2014. L’atmosphère est violente. C’est à la mise à mort d’un homme par une foule que nous assistons. La troisième et dernière lecture est celle de la nouvelle du même nom qui est à l’origine de ce roman. Dans un village en bord de mer, les membres d’une même famille meurent tour à tour, comme une malédiction, dans des circonstances tragiques.

Davantage qu’une lecture, la performance est une « mise en voix ». Les comédiennes donnent voix et vie au texte , mais elles ne se situent pas dans une interprétation théâtrale des personnages. Elsa Poisot m’avait dit l’importance de « laisser l’espace d’imaginaire suffisant au spectateur pour qu’il s’approprie le texte ». C’est bien le cas ici : nous voilà redevenus des enfants auxquels on raconte une histoire. Nos lectrices nous transmettent le texte, à nous de nous en saisir. Elles sont accompagnées d’une création sonore signée Guillaume Istace qui contribue à nous plonger dans un univers, tout en nous laissant l’entière capacité d’en inventer les images. À mi-chemin entre la publicité de la scène et l’intimité du livre, la lecture-spectacle est un genre en soi , une autre manière de découvrir et d’apprécier les textes.

Les lectures sont suivies d’une rencontre avec l’autrice, animée par le journaliste Bernard Verschueren. Sa première question est celle que je me posais aussi : « qu’est-ce que ça fait d’assister comme spectatrice à la lecture de vos propres textes ? » « On vit ça avec beaucoup d’émotion », répond Yanick Lahens. Elle a eu l’impression que le texte n’était pas d’elle, c’était comme une découverte de sa propre écriture. Elle parle de ses motivations à écrire : « on écrit parce que l’on pense que la narration du monde ne nous suffit pas » . Quant aux thèmes qu’elle aborde, celui des vainqueurs et des vaincus, par exemple, qui traversait la première nouvelle lue, elle dit : « quand j’écris sur Haïti, j’écris sur la majorité du monde. Ce qui m’intéresse, ce sont les stratégies de survie ». « La littérature est-elle encore machiste ? », lui demande encore Bernard Verschueren. « Oui », répond-elle sans détours. « Très peu de place est accordée aux femmes dans l’histoire de la littérature haïtienne. C’est un combat » .

Le projet Autrices participe à ce combat : donner aux femmes la place qu’elles méritent dans la littérature. L’initiative est innovante, nécessaire, réussie . C’est pourquoi je lui souhaite de se développer encore, après ces premières sessions. Et je lui souhaite aussi davantage de soutien financier, public et médiatique. Un projet de mise en lumière des femmes en littérature mérite encore davantage de lumière sur lui. Le combat continue.

Même rédacteur·ice :

À lire :
La Petite Corruption (nouvelles), éditions Mémoire d’Encrier , 2003, 101 p. (réédition en cours)
Bain de lune (roman), Sabine Wespieser Éditeur , 2014, 280 p. – Prix Femina 2014