critique &
création culturelle
S’en aller de Sophie d’Aubreby
Voyage au cœur d’une émancipation féminine

Au début du XXe siècle, peu après la Première Guerre mondiale, alors que le monde se remet en marche, le récit de S'en aller de Sophie d'Aubreby s'ancre en marge des grandes révolutions sociales, dans l'intimité d'une émancipation féminine individuelle qui renvoie aux résistantes connues ou anonymes ayant pavé les luttes actuelles.

C'est au tournant de l'adolescence, une période souvent décisive de la vie, que Carmen se rend compte ne pas vouloir suivre la trajectoire toute tracée que lui promettait sa naissance dans une famille bourgeoise. Tour à tour marin sur un bateau de pêche, professeure de danse et kinésithérapeute, exploratrice à Java ou encore résistante, Carmen explose les barrières qui pouvaient entraver la vie d'une femme au XXe siècle et explore différents rôles, se réinventant sans cesse. Au fil de tableaux animés, ponctués de peu de dialogues, l'auteure dépeint de manière impressionniste la vie d'une anonyme exceptionnelle.

Le récit est parfois embrumé, comme des souvenirs remémorés, où les impressions restent, mais pas toujours les paroles échangées. La mémoire fait défaut, des ellipses et des non-dits s'ensuivent, mais les ressentis en restent non moins puissants. Un voile léger se pose sur le tableau, lacéré par la plume de d'Aubreby, qui décompose chaque scène avec une précision minutieuse et l'accompagne d'un flot d'images revisitées. On peut cependant regretter que les quatre tableaux de vie soient présentés de manière distincte, comme quatre flashs de vie, limitant la pleine compréhension de l’évolution de ses réflexions.

Cependant, c'est en cherchant à se réapproprier sa place dans un monde dirigé par les hommes que Carmen s'interroge sur les corps et les éléments qui les entourent. Sa première désobéissance lui permet d'expérimenter ce que c'est d'arpenter le monde avec des mouvements d'homme, qui ne doivent pas se restreindre comme ceux d'une femme.

Jusqu’ici, elle s’était déplacée parmi les hommes se déplaçant. Désormais presque immobile, elle les observe. Elle détaille la volonté qui les anime de conquérir, toujours, ce qui se refuse. La détermination qu’il faut pour coloniser l’eau. Marcher dessus. Creuser sa surface. Marcher sans sol et sans sombrer. […] Qu’ils soient en train de se faire coloniser à leur tour par elle, ça ne les effleure pas. […] En retrouvant la terre ferme, elle s’était sentie libérée de l’injonction d’être une femme comme une femme devait être, à ce moment-là de l’histoire et à cet endroit-là du monde.

Par la suite, c'est à travers les mouvements des corps, portés par la musique, que Carmen part à la découverte du monde. Ce sont également des rencontres féminines qui ponctuent les différents jalons de sa vie, et particulièrement celle avec Hélène, son amie lumineuse, à qui Carmen dresse une ode à l'amitié et à l'amour sous toutes ses formes.

Tout la distingue : la manière qu’elle a de faire parler ses mains, de légèrement relever le menton, de lever les yeux au ciel, de terminer ses phrases en voyelles et d’appuyer avec sa bouche charnue dessus […]. À mesure qu’elle la découvre, elle lui redessine un visage. Trait par trait, l’image du premier s’estompe dans son iris. […] Son visage se drape d’expressions, d’anecdotes, dévoile une histoire. Il devient personnel. Il reflète, ou se pare, de ce qu’elle lui raconte et de ce qu’elles partagent. Bientôt, le premier visage d’Hélène disparaîtra, elle ne parviendra plus à le voir. Il sera remplacé par ce visage nouveau, intime et familier. Un visage qu’elle sera sans doute la seule à voir.

Réalisant un fantasme commun, Carmen et Hélène partent à Java à la découverte de l'inconnu, vibrent à travers la danse et la musique, faisant corps de leurs passions communes. L'accomplissement charnel de la résistance de Carmen survient lorsque, Résistante pendant la Seconde Guerre mondiale, elle subit l'internement dans un camp, qui laissera des dommages permanents sur son corps. Jusqu'à ses derniers jours de femme âgée, Carmen ponctue sa vie de choix transgressifs qui lui permettent de vivre à sa façon, malgré sa condition de femme, inscrite dans un siècle foisonnant de changements décisifs.

Premier roman de Sophie d'Aubreby, S'en aller est un récit résolument moderne, plongeant le lecteur dans un combat féministe individuel, pourtant jamais clairement revendiqué comme tel. À l'image d'innombrables femmes à travers l'Histoire, qui ont mené un combat personnel, en marge des révolutions publiques, d'Aubreby nous emmène dans la vie d'un personnage discret, et pourtant marquant.

« Où commence le militantisme ? Où est-ce que ça s'arrête ? La désobéissance, la résistance, qu'est-ce que c'est ? C'est ça que j'essaye d'analyser au plus près. »

Sophie D'Aubreby est à retrouver pour une interview inédite juste ici !

S’en aller
Sophie d’Aubreby
Éditions Inculte, 2021
288 pages