critique &
création culturelle
Oneohtrix Point Never
G.O.D. is connected

Écrire un article sur Oneohtrix Point Never, c’est comme écouter un de ses albums. Au début, c’est dur, éprouvant, ça demande un effort physique et de la concentration. On fait une pause, puis on s’y remet, on recommence, on y prend goût et, finalement, on ne peut plus s’en passer, on devient accro et on ne l’écoute plus, on finit par le vivre.

Il m’a fallu un mois et demi pour écrire sur Garden of Delete , le dernier album d’OPN. C’est vous dire combien j’ai eu le temps d’y prendre goût. Un mois et demi… hanté par cette phrase avec laquelle je croyais pouvoir tout résumer : « Écouter cet album c’est comme essayer de regarder Las Vegas Parano sur une bande son d’ Atari Teenage Riots tout en lisant la Bible sur internet ». Vous êtes bien avancés… Ce n’est que le début.

Pour qui n’a jamais écouté l’un de ses albums, il est très difficile de décrire « avec des mots » la musique d’OPN. Il faut d’abord connaître le personnage. Imaginez-vous un trentenaire d’origine russe, né dans le Massachusetts, près de Boston, au début des années 1980. Un gars roux bien enrobé, qui n’aime pas l’été parce que ça le fait suer, au sens littéral du terme. Ado du Hampshire College, Daniel Lopatin passe plus de temps devant sa console que devant son piano, au grand dam de sa mère. S’il vient à la musique, c’est davantage grâce à son père, émigrant russe ayant fui l’URSS. Papa lui fait écouter ses disques dans la cave et l’initie au jazz, à la new age des années 1960, au synth rock , au kraut rock , au psych rock … Un élément central : le synthétiseur Roland Juno-60, un instrument dont OPN ne se passera plus.

Après le bahut, Daniel part s’installer à Brooklyn, New York. On s’imagine un jeune Russe traîner sous les rails mafieux de Brighton Beach, à quelques pas de la fair psychédélique de Coney Island, comme dans les films de Micheal Bay ou d’Aronofsky. On fait fausse route. Lopatin suit en fait un master de Library Sciences pour devenir archiviste. Il trouve une piaule miteuse dans un sous-sol qu’il partage avec une vieille dame qui garde des chats. On est bien loin du stéréotype GTA du jeune Russe paumé de Little Odessa qui deale de la C à l’ombre de Manhattan. Il ne se fera jamais à New York : « NY is a horrible place. There are tons of people but I never feel connected. »

Lopatin n’est pas fait pour être New-Yorkais. Il veut rester un gars de Boston. Sa casquette Celtics rivée sur la tête, il trouve son nom d’artiste en hommage à une radio soft rock de Boston qu’il écoutait en permanence au lycée, Magic 106,7. « 106,7 », « Onehotrix Point Never ». Chacun pensera ce qu’il voudra du jeu de mots.

C’est que Lopatin n’a jamais été très à l’aise avec le verbe. Dans ses jeunes années, il ne prête pas attention aux paroles des morceaux qu’il écoute. Suivre les lyrics lui demande trop de concentration et le détourne de la musique. Il lui faudra beaucoup de temps avant d’écrire des paroles et de les chanter lui-même sur ses productions. Et pour cause, la musique d’OPN est physique, totalement organique, pas seulement cérébrale. Elle engage les cinq sens, en particulier la vue. Elle se voit autant qu’elle s’écoute.

Si le producteur n’accorde aucune importance à son apparence, il aime qu’on regarde sa musique. Il aborde chacune de ses créations comme une bande son : « What is this track soundtracking ? » OPN part toujours d’une image, d’un souvenir visuel pour créer sa musique. Il dit être constamment submergé par des flashes de films lorsqu’il compose. Ses albums sont très cinématographiques : le premier morceau est un plan d’exposition qui pose la scène avant d’entrer dans les personnages. Il est d’ailleurs difficile de l’écouter sans avoir des images en tête. C’est une musique descriptive, mêlée d’ambiance, de bruits, de sensations, « a zoo of little synth emotions and shapes ». Une musique d’apparence, un simulacre, qui fournit une réalité auditive pour créer un univers virtuel. Rien d’étonnant pour quelqu’un qui se dit fan de Philip K. Dick.

Cette approche unique a valu à OPN d’être reconnu par certains comme le fondateur de la vaporwave , un micro-genre électronique qui repose avant tout sur l’esthétique visuelle, l’imagerie hitech , les jeux vidéo et les spots publicitaires. Plus que toute autre production, le projet Memory Vague , réalisé en 2009 par OPN, illustre parfaitement le genre. Pendant trente minutes s’enchaînent des images de synthèse, des extraits d’animés japonais, des scènes de jeux vidéos, des spots publicitaires des années 1980. C’est une ode au visuel qui, confrontée au numérique, trahit chez OPN un véritable culte du virtuel, du Dieu Internet.

Le mystique est en fait un élément essentiel du dernier album de Lopatin. D’ailleurs, je vous le donne en mille, prenez les initiales de Garden of Delete … À force de l’avoir écouté, j’ai fini par me dire qu’OPN avait créé dans cet album la bande-son d’une nouvelle religion, quelque chose au-dessus de nous, qui nous rassemble ou nous divise, une entité, une matrice en ligne, faite d’images, de vidéos, de sons, de données partagées à outrance, qui nous submerge et nous perd. Un Dieu électronique assis en tailleur dans son jardin silicone. Nous, branchés au net, déshumanisés, avalant les néons, sous MD. Ceux qui connaissent la série japonaise Serial Experiments Lain comprendront.

De mon côté, je finis par comprendre OPN : « If I start going down the rabbit hole, it’s over . » Tu m’étonnes. L’écouter, c’est voyager sans boussole. Il y a tellement de choses dans sa musique qu’on finit par y perdre ses repères. N’oubliez pas que Lopatin est un archiviste de formation. Il collectionne. Ses productions sont des patchworks désunis. Fan des Double Leopards, il a commencé par le noise collage , puis est venu au sampling, grâce au hip hop – il cite Robin Hood Theory de Gang Starr comme référence ultime. Il fouille et va vous trouver des sons venus de nulle part, des instruments révolutionnaires passés inaperçus. Il fallait penser au génialissime daxophone de Hans Reichel sur le morceau No Good .

OPN est un savant fou qui expérimente en permanence. Il coupe, copie, colle. Lui seul sait où il va et se permet tout. À tel point que vous aurez parfois l’impression qu’il joue avec vos nerfs et se fout de vous. Prenez Freaky Eyes . Après une montée aux orgues divine, vous approchez de l’extase, de l’orgasme auditif, submergé par les voix, près à vous convertir… et il coupe tout, d’un coup, pour enchaîner sur un sample folk surpitché de Roger Rodier datant de 1972. La première fois que j’ai entendu le morceau, j’ai éclaté de rire. J’ai pensé à un gamin assis bien sagement à côté du vieux poste radio de son oncle accro au classique, attendant l’apothéose du crescendo de cordes pour tourner le bouton et passer sur une radio pop. Pas de règles, ici on fait ce qu’on veut.

Ça en dit peut-être long sur l’idée qu’OPN se fait de la jeunesse d’aujourd’hui : un sale gosse à qui on a filé les clés de la baraque, un enfant roi qui se fout de tout. Un Home Alone super-trash. Une rébellion juvénile avide de pouvoir et d’évasion, qui aime la musique libertaire de Lopatin ( Child of Rrage , suivi de Animals ) mais qui exècre les pubs libérales dont on la gave sur smartphone. Regardez le clip de Sticky Drama pour vous en convaincre. Sa Majesté des mouches est de retour, version 3.0, et il n’y a pas de Casseurs Flotteurs pour nous faire marrer.

Pour revenir à la réalité, il faut surtout se rappeler qu’OPN est avant tout un fan. « I love music, period. » Il l’aime tellement qu’il doit s’obliger à aller en studio pour composer. Pas de distraction, il lui faut un cadre serré pour retranscrire en musique tout ce qui lui passe par la tête. Il y a trop de musique en lui, qu’il faut canaliser. Le bougre a des idées. Peut-être trop. Mais qu’importe. Comme il le rappelle, le plus important est de créer : « Just find a reason to do it. Whatever the reason, just fuckin’ do it. »

À la Red Bull Music Academy de 2011, à Madrid, lorsqu’une jeune fille dans l’assistance, armée de son calepin, lui demande s’il faut être musicien pour faire de la musique, Daniel cherche ses mots, puis répond, évasif : « Music does not need to be music to be musical. » Vous avez quatre heures… ou un mois et demi.

Même rédacteur·ice :

Oneohtrix Point Never
Garden of Delete
Warp, 2015