The Ending of Dramamine de Car Seat Headrest
This is your song (119)
Une chanson, illustre ou inconnue, c’est le principe plus de cent fois renouvelé de This is your song.
« Prends ta dramamine 1 , car la route promet d’être longue et chaotique. »
31 octobre 2014. Le jeune songwriter américain Will Toledo, a.k.a. Car Seat Headrest, qu’on ne présente plus dans les milieux du rock « indépendant » et alternatif (mais dont on ne perdrait rien à re présenter quand-même plus souvent, en particulier dans nos contrées francophones) publiait dans la confidentialité quasi complète l’album How to leave town sur Bandcamp. Celui-ci lui servira notamment de passeport vers le label Matador Records, reconnu pour rassembler un grand nombre d’autres groupes indépendants et alternatifs de renom.
En guise d’introduction à cet album : « The Ending of Dramamine », hommage par le titre et par un méli-mélo bruitiste et troublant de samples reversés et loops2 , à « Dramamine » de Modest Mouse (les thèmes des deux morceaux aux fonds « d’horror-road-trip » se faisant miroir et écho).
En jeune alchimiste sonore, Will Toledo fabrique et tisse des sons, mélodies et harmonies dans le laboratoire informatisé improvisé qu’est sa chambre ou encore son garage et autres endroits solitaires, tel un Victor Frankenstein musical de l’ère numérique. À partir des lambeaux et vestiges de ce qu'il s'est fait de mieux musicalement (comme littérairement) ce dernier siècle, il expérimente, il explore, il bricole, il répare, il fignole, il arrange, et souvent, réinvente et innove.
De ce laboratoire sortent parfois des créatures presque accidentelles telles que « The Ending of Dramamine » , issu de ce qui n’était censé être de base qu’un album « saisonnier », d’Halloween (mais aujourd’hui un favori des fans) ; EP entracte en attendant le projet principal qu’il peaufinait alors avec soin, et devait sortir chez Matador deux ans plus tard ( Teens of Denial , en 2016, aussi le premier enregistré avec la formation de groupe actuelle).
Un premier acte qui débute sur un beat hypnotique charpenté, faussement amateur mais tout en équilibre, sur lequel viennent se greffer progressivement des notes tantôt timides, tantôt agressives ; des lignes de clavier galvanisées qui se mêlent et s'entrecroisent, se jettent les unes sur les autres, comme conflictuelles, interagissant de manière presque organique, tandis que le morceau prend chair et que toute une architecture sonore se met en place.
Une maîtrise couplée à un aspect bricolé, crafté et minimaliste, qui va ensuite s'élever progressivement dans une abondance de sons à l’antithèse les uns des autres, tout en tension, dissonance et pulsations. Cinq minutes d'enfer et d'ingéniosité sonore, de chaos. Tout semble fait pour garder les oreilles, séduites ou non, attentives et dans l'anticipation.
Tout comme les sonorités et notes se cherchent et expérimentent, le musicien balance alors, sur une progression à l’orgue presque religieuse, dans une nonchalance et lassitude non cachées ses pensées, constats du passé, du présent, son anxiété du futur, dans des vers et un lyrisme pourtant tout aussi ficelés, jouant avec les mots et leur sémantique ; ses appels et implorations semblent parfois provenir d’outre-espace (« Hey, can you hear now, am I alone in my futile efforts ? »), l’espace revêtant pour quelques instants le symbole du monde effrayant mais non moins dépouillé d’espoir de la post-adolescence.
« Occupying space
I know I take up space
Will there be a space
For my soul in space?
That’s heaven to me » 3
La tension est aussi dans les paroles, avec des vers chargés de détresse et de chaos latent, qui finissent et éclatent sur un phrasé léger et non dénué d’ironie, un hook 4 semblant emprunté au doo-wop 5 (« ... Then came the shabbady bop bop … »).
« The way that you all see me
That's who I am, but not who I need to be
Moving my joke body
Through the cold November night, haha » 6
Montagnes russes de tension, de résolution, et aussi d’anachronisme, comme si les Pink Floyd et les Flaming Lips avaient décidé de s’improviser une jam apocalyptique dans l’espace avec Frank Sinatra, Bowie ou les Beach Boys.
Le pont, lui, arrive comme une trêve, une résolution temporaire dans ce concentré de froideur métallique, tension et désenchantement, une bulle de chaleur et de réconfort comme l'illustrent les paroles : « and in the sky there is a place where it's warm, and you're there ».
On retourne ensuite dans un chaos plus ballotant et anxiogène que jamais, comme si l’effet de la dramamine avait cessé...
Ce morceau, tout comme l’album dans son ensemble, sonne comme le graphisme de sa pochette : un mélange de solitude, d’entre-soi, de questions qui restent sans réponse, d’errance et d’onirisme, comme une progression de bande-son terrestre et introspective à bande-son de l’espace ; une élévation à la fois spirituelle et spatiale.
Quoi de mieux, enfin, pour rendre grâce à cette curiosité musicale que les propos suivants de Jean-Claude Vannier (au sujet de ses travaux d’orchestration avec Gainsbourg) :
« La "jolie musique" ne m'intéresse pas. Les moments d'émotions passent aussi par des tensions, de l'humour, des dissonances. J'ai toujours aimé mettre les défauts en lumière. »