De quelques caisses en bois surgit un petit bonhomme, ravi de nous parler de son pays où la pluie tombe avec une régularité écrasante. C’est bien avec la météo que commence Discours à la nation, la création d’Ascanio Celestini et David Murgia.
Point de trombes d’eau qui détruisent tout sur leur passage, pas de saison particulièrement pluvieuse, non, une pluie permanente, un crachin compagnon du quotidien. Ce qu’il y a de tragique avec la pluie, c’est qu’il y a les hommes avec parapluies, et puis il y a ceux sans parapluies. Le sujet qui vient à l’esprit de tout qui ne sait quoi dire et doit meubler. Pourtant, il ne sera pas question de futilité.
Si, comme moi vous ne connaissez pas le travail d’Ascanio Celestini, auteur et metteur en scène de cette pièce, autant vous le dire tout de suite : cet homme de théâtre italien aime à titiller les consciences citoyennes. « La guerre est une condition à laquelle tu t’habitues. » Pour Celestini, le quotidien est une guerre que l’on a oubliée et il tient par ses spectacles à nous le rappeler. Cette fois, il se place du point de vue de ceux qui ont un parapluie, et un beau, un qui protège bien : des économistes, des grands patrons, des politiciens… Bref, ceux qui connaissent bien le fonctionnement du système capitaliste se relaient devant nous. Tous ont un discours à prononcer. Tous nous nous expliquent enfin, sans faux semblants, les rouages de la machine à fabriquer de l’argent avec un cynisme à couper le souffle.
Envolé le politiquement correct, remballées les conventions d’usage : à coups de petites fables féroces et de démonstrations quasi mathématiques, ce spectacle nous confronte à certaines réalités qu’il est parfois plus facile de nier. « Pour combattre et domestiquer les pauvres, il faut leur faire croire qu’ils sont riches », clame un grand patron. Le spectacle flingue tout le monde : ceux qui détiennent le pouvoir, ceux qui pensent l’avoir et ceux qui le laissent prendre. Parce que, oui, sous la pluie, et a fortiori sans parapluie, le plus simple est encore de « baisser la tête ».
Sans jamais se faire pesant ou moralisateur, le texte, pour le moins acéré, interroge autant qu’il provoque le rire, comme lorsqu’un de ces « grands décideurs », inspiré par Jonathan Swift, propose le cannibalisme pour réguler les problèmes liés à l’immigration et au chômage, quitte à manger du « boudin de caissière ».
Dans un décor assez sobre, le musicien Carmelo Prestigiacomo pince les cordes de sa guitare et crée une rythmique sur laquelle viennent danser les mots de l’acteur. Car, outre le questionnement politique, il faut aussi souligner la prouesse de David Murgia, qui se révèle être un très bon conteur. Non content d’assurer un monologue d’une heure vingt, il caricature ces personnages avec une aisance déconcertante. D’une inflexion de la voix, d’une liaison un peu appuyée, ou d’un léger mouvement, il les fait vivre devant nous, ces baratineurs de tout poil. Il jubile sur scène et nous nous esclaffons de tout ce grotesque si finement travaillé, une petite voix inquiète nous murmurant pourtant : « T’entends le pouvoir des mots ? »
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