Play With Me
Dans son audacieux spectacle mulitforme, Sylvie Landuyt livre une vision provocante de l’adolescence à l’ère d’internet.
Ça gesticule, ça frappe, ça danse, ça parle dans
Do You Wanna Play with Me. Ça crie surtout, exprimant le désarroi et la solitude d’une sœur et d’un frère à l’heure du virtuel. Ils ont pour nom Nadine et Manu, mais comme ils nous le déclarent au début du spectacle, ils ne se reconnaissent plus vraiment dans ces patronymes attribués par leurs parents. Leurs pseudos inventés pour les jeux de rôles et les réseaux sociaux prévalent désormais.
En effet, rien de plus attirant pour ces adolescents en crise que ce monde où l’on peut changer de nom, de personnalité ou de genre. Avec ferveur, honte, folie, sagesse, dégoût d’eux-mêmes et fierté, ils nous parlent de cette vie virtuelle où l’identité peut se réinventer et se détruire. L’internet n’ayant de limites que celles fixées par un contrôle parental facilement contournable, ils sont libres d’user et d’abuser de cette « fenêtre sur le monde ». Elle, si timide dans la réalité, s’exhibe physiquement et mentalement pour des inconnus, lui s’abandonne à des images et vidéos pornographiques à longueur de journée.
On tient le parfait cauchemar de toute personne ayant à sa charge des enfants, mais les parents de ces deux êtres perdus sont aux abonnés absents : le père a disparu, tandis que la mère s’enferme dans son travail et ses sites de rencontre. C’est donc le virtuel qui prend le relais. Le paternel est remplacé par des images vidéo, et la matriarche par divers avatars, tels qu’un mannequin sans vie, une intelligence artificielle, ou encore une femme en chair et en os, dont le corps semble à la merci de leurs fantasmes juvéniles. Quelle distinction faire entre la vie réelle et la vie sur un écran ? Dans l’esprit des personnages, il n’y en plus vraiment.
Il en va de même de la scène, qui devient un espace de projection où, à l’image d’internet, tout est possible et tout existe, sous de multiples formes. Le spectacle n’a en effet pas d’autres structure que celle d’un zapping constant, où l’on passe de la tirade sincère d’un personnage à diverses gesticulations. Vidéos filmées en direct, chansons pop, danses contemporaines, stripteases abstraits et bien d’autres détours artistiques se suivent frénétiquement ; les idées et le contenu passent en continu, au point que l’on ne sait plus où donner de l’œil et de l’oreille.
Servant d’écran et de cadre à cette activité folle, le décor en lui-même est assez simple : un cerisier japonais et un studio moderne dépouillé trônent sur scène. Mais ses surfaces lisses et propres sont trompeuses. Dans une pièce, caché de la vue du spectateur, les personnages s’adonnent à des activités privées, tandis que la présence d’un vibromasseur dans le frigo illustre le caractère hypersexualisé de leur quotidien.
Régulièrement, « Nadine » et « Manu » donnent des coups de poing dans le vide, ou se chevauchent, se déshabillent, se débattent. Certains de leurs agissements confinent à l’abstraction et nous perdent quelque peu. D’autres sont abondamment clairs, comme ces monologues très émouvants qui touchent avec justesse au désarroi d’une certaine jeunesse.
Ce sont Sophie Warnant et Dries Notelteirs qui les incarnent ; un choix audacieux puisqu’ils ont tous deux dépassé de quelques années l’âge de leur personnage. Leur physique juvénile s’y prête cependant parfaitement, et leur performance justifie amplement leur casting. Ils se livrent complètement dans leur rôle respectif et s’adonnent sans retenue aux agissements les plus grotesques, comme les plus tristes. À l’ère d’internet, nous déclare le spectacle, il n’y a plus de place pour l’innocence, seulement pour l’immaturité — un propos que souligne d’ailleurs l’introduction de versions enfantines des personnages, qui imitent les agissements de leurs aînés, et projette en nous l’image d’une jeunesse déjà perdue.
On pourrait facilement assimiler Do You Wanna Play with Me au cauchemar d’un parent anxieux, qui s’imaginerait toutes les dérives qui pourraient emporter son enfant sur internet. Cet aspect moralisateur fait indéniablement partie de l’ADN du spectacle, mais il serait réducteur de le qualifier de la sorte. Plus qu’une leçon sur les dangers du net, Do You Wanna Play with Me s’impose comme une œuvre cherchant à provoquer une réflexion chez son spectateur par tous les moyens possibles, y compris les plus choquants. Si l’évocation de mots-clés pornographiques ne vous fait pas rougir, les relations incestueuses entre les personnages feront peut-être l’affaire. C’est une œuvre écorchée que celle-là, brutalement honnête dans sa description d’un malaise bien contemporain. Son sujet n’est pas nouveau, mais sa forme profondément originale et sa sincérité à vif en font un spectacle à voir.