Ascanio Celestini prend les planches en personne pour sa dernière création en Belgique, Dépaysement, pépite d’un théâtre social aussi modeste que truculent.

Domenica vit des invendus du supermarché : elle se nourrit de jambon – périmé – de caviar, parfois – périmé aussi – de pâté – périmé. Chez elle, c’est tous les jours dimanche, mais périmé. (C’est drôle en italien parce que Domenica veut dire dimanche.) Domenica rencontre Saïd ; Saïd travaille à l’entrepôt du supermarché, il porte des cartons. Il va acheter un vélo à Domenica : il peut gagner les sous, il joue à la machine à sous ; d’après les statistiques, à un moment il va gagner. Mais Saïd n’est pas bon en maths – c’est ce que dit la dame des machines à sous, qui est belle et méchante. D’ailleurs, Saïd perd toujours – elle l’avait dit, la dame. Telles sont les histoires cruelles racontées dans Dépaysement : des vies de petites gens, faites de soupe lyophilisée, de rapine et de promesses non tenues, racontées comme des épopées princières.

Après l’énorme succès de Discours à la nation et à la suite du récent Laïka, interprétés par la coqueluche du public David Murgia, Ascanio Celestini endosse ici lui-même le rôle de narrateur, traduit en direct par le Belge Patrick Bebi. Violette Pallaro prend leur relais, incarnant les personnages surgis du théâtre-récit de Celestini. Le genre, né en Italie dans les années 1980 et qui exprime aujourd’hui une grande vivacité, est un théâtre de la pauvreté : pauvreté racontée, en donnant la parole aux déclassés, et pauvreté vécue, parce que le théâtre-récit a toujours dû se passer de subsides, donc de scènes, de costumes, de décor. Tout y est à l’épure – des tréteaux, une chaise, un narrateur. Ici, dans une production du Théâtre national, on ajoute juste un rideau translucide, quelques lumières, des micros et l’accordéon de Gianluca Casadei.

En racontant sans mettre en scène, Celestini affirme vouloir laisser place à l’imagination du spectateur, sans le distraire avec des artifices de représentation – costumes, décors, comédiens. Le procédé lui permet surtout d’enthousiasmants jeux d’écriture, dans les sauts entre discours direct et indirect et les exagérations. En plus des effets comiques, le parler populaire trouve alors une belle place sur scène, lieu où il sonne trop souvent chiqué. En prêtant leurs voix à des personnages absents, Celestini et Pallaro forcent le trait sans jamais céder à la complaisance ou au misérabilisme. Il y a bien théâtre sans mise en scène : qu’est-il de plus théâtral que ce récit fait représentation, incorporation d’une parole rapportée ? Qu’est-il de plus théâtral que l’irrésistible présence scénique de Celestini, que son débit musical ?

La traduction en direct, que Celestini dit préférer aux surtitres parce qu’il ne connaît pas le texte par cœur, n’est pas pour rien dans la réussite du spectacle. Le duo avec Bebi est une affaire qui roule, ponctuant de syncopes le rythme effréné de la parole. Il n’est pas étonnant que Celestini remporte un succès particulier en Belgique tant l’accent wallon et les belgicismes de Bebi traduisent à merveille non seulement son italien, mais aussi son Italie profonde. La peinture sociale à la fois tendre et cruelle est la meilleure spécialité italo-belge – genre pizza au Chimay (périmé). Elle apparaît alors dans l’espace entre les langues, dans un artifice de traduction qui n’aurait pas déplu à Walter Benjamin. Sa figure du conteur comme passeur d’expériences inspire le théâtre-récit – on en retrouve l’ascèse chez Celestini : point de morale, point de message, simplement des histoires. C’est là qu’est la charge politique.

En savoir plus...

Dépaysement

Texte et mise en scène : Ascanio Celestini

Avec : Ascanio Celestini, Violette Pallaro, Patrick Bebi (Traduction en direct)

Musicien : Gianluca Casadei

Au Théâtre National du 18 au 28 avril.

Discours à la nation revient au Théâtre National du 2 au 5 mai.

À lire : Quelques notes sur le théâtre-récit, par Olivier Favier.