critique &
création culturelle
Mon corps, ma prison

Comment représenter l’accompagnement de fin de vie? Comment penser et parler le corps malade ? Comment aborder la mort crue et dure, sans fard ? Comment l’exposer sans voyeurisme ? Céline Delbecq , auteure et metteuse en scène de la pièce Abîme , y parvient en nous brossant un tableau cinglant et dense d’une femme qui accompagne son compagnon en fin de vie.

© Sylvie Moris

C’est à l’Atelier 210 que nous avons vu l’une et l’autre au mois de mars puisque après le spectacle l’auteure-metteuse en scène proposait de partager un bord de scène. Ce spectacle est né d’une expérience personnelle : « Il s’est imposé à nous, avec son grand sourire des jours tristes et nous l’avons accueilli comme on aurait pu accueillir un animal blessé. »

Le plateau accueille deux singularités. Un corps malade et un corps sain. Ils forment un couple, uni, soudé. Ces deux corps voguent en un duo de performeurs danseurs. Ce couple lutte contre la malade. C’est tout en finesse que les deux comédiens, Aurélien Van Trimpont et Charlotte Villalonga , nous transmettent leurs émotions à travers une danse où les mouvements se synchronisent et se désynchronisent dans une fragilité intime. Successivement, le doute, le chagrin, la douleur physique laissent place à une atmosphère tragique mais empreinte d’espoir et de possible. Le corps malade s’éveille dans une danse déchirante où les deux amants se font leurs adieux. Les deux corps s’unissent une dernière fois et se séparent brusquement, laissant le corps malade impuissant dans un dernier cri de douleur et d’injustice.

Agencé de manière très cinématographique, le spectacle offre paradoxalement une performance des corps comme seule expression possible face à la douleur . Les mots valsent mais ne sont que bribes. La mise en scène suit l’évolution chronologique de la maladie jusqu’à l’hospitalisation pour témoigner de ce parcours d’un ordinaire effrayant qui nous touche et nous questionne à chaque stade de la maladie.

Le jeu d’acteur met en exergue l’attachement du couple et l’étrangeté créée par la maladie ce qui a pour effet de renforcer la peur et l’impuissance. On assiste cependant toujours à une histoire d’amour. L’amour transparaît dans tous ces mouvements de soutien et d’abandon : être appui quand le corps de l’autre défaille, être guide quand la cuillère cherche la bouche, devenir ses bras et ses jambes, porter l’autre, abandonner tout son poids, se laisser porter, guider, soutenir . La maladie inexorable éloigne ces deux corps tout en les rapprochant sans cesse. Comment doit-on réagir ? On navigue nous-mêmes entre peur et impuissance.

Ce thème fort appelle des questionnements philosophiques sur le corps malade. Lorsque la maladie intervient, le corps résiste, il reprend ses droits sur le vouloir en devenant un corps malade malgré lui. Il s’émancipe. La maladie se manifeste tout d’abord sous la forme d’un vécu. Être malade, c’est se trouver brutalement confronté à la finitude et à la fragilité de l’existence. Je ne puis oublier ma douleur que dans une situation qui me fait oublier mon corps ; si je me résigne à vivre avec elle, c’est dès lors porter le fardeau de mes limites ou des possibles qui me sont interdits. La douleur ramène en arrière la présence, comme pour lui interdire de dépasser sa corporéité et la faire se limiter à soi. C’est bien moi qui souffre, mais la douleur me révèle que mon corps est un autre. Nous pouvons dès lors nous demander si ce corps nous appartient vraiment.

Abîme retrace l’histoire déchirante de l’union impossible de deux corps , dont l’un abîmé par la douleur mais désirant vivre. Un spectacle d’une sensibilité saisissante, grandiose.

Même rédacteur·ice :

Abîme
Écrit et mise en scène par Céline Delbecq
Avec Aurélien Van Trimpont , Charlotte Villalonga
Atelier 210
Du 24 au 28 mars 2015.