En mars 2020, le montage d'un projet de film documentaire qui a pour sujet la prostitution m'est confié. Le sujet m'intéresse, j'y place beaucoup d'espoir parce que je sais que je peux raconter une belle histoire — c'est mon métier. Mais le facteur humain, dont on ne parle jamais assez dans nos métiers considérés techniques, me fait soudainement basculer. Pour un très grand nombre d'entre nous, quel que soit le métier que nous exerçons, le travail a quelque chose d'usant, qui peut parfois nous mener à bout de nous-mêmes. Le problème est d'autant plus accru par le fait que nous évoluons dans un contexte de travail qui hiérarchise énormément tous nos rapports (cela est particulièrement vrai pour le milieu du cinéma). Nous occupons des fonctions, des postes bien définis qui nous inscrivent de fait, que nous le voulions ou non, dans des rapports de pouvoir : nous nous définissons toujours en fonction des gens qui sont nos « supérieurs » ou nos « référents ». Pourtant, ces rapports de pouvoir ne sont pas immuables : lorsqu'ils se compliquent ou perdent de leur clarté, que les frontières entre les sphères du privé et du professionnel se brouillent, le cerveau disjoncte, le corps lâche : ils exigent de nous une reconstruction totale. Et celle-ci se pense.

Alors je m'interroge, je fais mentalement défiler toute cette période, à rebours, comme un montage  qu'on ferait à l'envers : d'avril à mars, d'aujourd'hui à hier, pour aller au bout de ce qui me fait revivre des jours de travail oubliés, comme une trace de ma carapace, de mon confinement intérieur qui ne cesse de durer.

Mardi 28 avril 2020

Aujourd'hui, je ne travaille pas : c'est le premier jour de mon arrêt de travail. Je me suis réveillée avec la sensation de ne pas exister, d'être inutile au monde. Il y a longtemps que mes amis m'ont désertée, que je n'ai plus rien à leur dire. Mon téléphone ne sonne plus, je ne reçois plus de mails, je n'allume même plus mon ordinateur, objet trop associé à mon travail : avoir à manipuler un clavier en dehors du contexte d'un montage de film m'est devenu insupportable. Je suis à l'arrêt alors que la ville se réveille doucement, lentement de son long coma printanier. Désaxée, décalée, ennuyée... je ne supporte pas l'ennui et le silence. Je suis en manque. Si je ne travaille pas, je n'existe pas. Il me faut ma dose. Tant pis si le médecin n'est pas d'accord. Je prends mon téléphone, je parcours frénétiquement plusieurs fois mes contacts qui deviennent tous, en cet instant précis, de potentiels dealers ; j'envoie des messages et des mails qui se ressemblent tous et que je copie-colle pour gagner du temps : « Salut, j'espère que tu vas bien, si tu as des projets en cours de post-prod, je suis dispo, bien à toi, S ». J'attends le son qui me fera sortir de cette insupportable catalepsie.

Vendredi 24 avril 2020

Il est 10h30 du matin. Dans la salle d'attente, les murs sont gris et vides comme le ciel. Le médecin me reçoit et me demande comment je vais. Depuis le début du confinement, il est une des rares personnes à me poser cette question — mais après tout, c'est son métier. Je lui dis que je n'ai pas vu grand monde depuis longtemps, que je suis très fatiguée par mon travail. « Quel est-il ? » Je n’ai pas les mots exacts pour répondre à cette question, pourtant si banale ; je galère, et il le voit. Comment expliquer quelque chose qui m'échappe sans cesse ? Souvent, lorsqu’on me pose la question, je me contente de répondre, de manière vague, que « je travaille dans le cinéma ». Mais alors, mon ami, problème : tu penses tout de suite aux métiers de réalisateur.trice et d’acteur.trice. Tu ne penses presque jamais à celui/celle qui ne se trouve ni devant, ni derrière l’image, celui/celle qui se trouve dans l'interstice : entre l’image et le spectateur. Celui/celle qui veut se cacher, se rendre invisible à tout prix, et qui a délibérément choisi l'ombre à la lumière.

Chaque fois que je dois parler de mon métier, je sens, dans le regard perdu des autres, à quel point il prend une dimension mystérieuse et abstraite, qu'en réalité il n'a pas : il n'y a rien de plus concret que le montage d'un film. Le montage, c'est la fabrication en images et en sons du désir qui est porté par le film. C'est un ensemble de gestes purement mécaniques : on coupe, on colle, on allonge ou on raccourcit les images entre elles, et puis on regarde, on écoute, en boucle, et on recommence toute cette série de gestes, jusqu'à ce que « ça fonctionne ». C'est assez répétitif et simple, primaire. On ne pense pas quand on monte, c'est la règle d'or. La réflexion vient seulement après tous ces gestes, elle est induite par la distance, le recul qui s'opère entre ce que je fais et ce que je visionne, elle a lieu dans l'après-coup : j'agis d'abord, puis je réfléchis. Il faut assurément être un brin schizophrène pour exercer ce métier (à rajouter, peut-être, dans la colonne « compétences » de votre curriculum vitae) : alors qu'être face aux images issues du tournage exige d'être ancré dans le présent, dans le réel, il faut pouvoir, à tout moment, s'en extraire pour se projeter dans ce que sera le film fini : pouvoir précisément le visualiser avant qu'il n'existe. Être dedans mais déjà dehors, créateur mais déjà spectateur de sa propre création. Être celui qui fait, puis qui défait : des idées, des associations trop directes, des vérités trop faciles, des images trop parfaites.

La langue française nous embarque sur une piste obscure, en nous poussant à une sorte de confusion troublante entre les mots monteuse et menteuse , ou encore entre les mots monteuse et conteuse , avec, à chaque fois, une lettre de différence, une lettre qui nous fait glisser subrepticement dans ce qui est, peut-être (qui peut le dire, l'affirmer avec certitude ?), l'essence même de ce métier : raconter des histoires.

  • « Je suis monteuse, un mélange de conteuse et menteuse ».

Ça fait sourire le médecin, qui continue d'examiner mon dos en palpant la bosse.

  • « Est-ce que je vais me transformer en dromadaire ? »
  • « ...Ou peut-être en Elephant Man, qui sait ! »

Il a de la répartie, le toubib. Cette réponse me convient beaucoup moins, d'un coup. Mon degré d'humour redescend aussitôt à zéro, voire à moins mille. Mais en même temps, s'il y avait moyen d'hériter de la résistance physique du premier animal et de la mémoire légendaire du second, pourquoi pas ; ça me serait bien utile au travail.

Alors que le médecin continue d'analyser mon corps de mutant, je me plonge, moi, dans l'analyse du sens de mon métier. À la poésie française, je crois que j'ai toujours préféré l'empirisme dont fait preuve la langue anglo-saxonne, parce que les mots chez eux ont un sens concret, palpable comme ma bosse. Le mot « editor », désigne à la fois les métiers de monteur et d'éditeur. Monter, c'est donc littéralement « éditer » : rendre visible, faire parvenir un objet à son public. « Éditer, c’est donner sa dimension d’adresse à un objet qui d’abord relève de l’imagination intime, de la création, de la fiction ou du désir expressif, et qui par l’effet du montage, prend en charge la destination, vers un dehors1 . » J'aime à penser que je suis une sorte de factrice, de postière employée au sein de la Poste internationale des films, un Hermès 2.0 version féminine chargée de livrer Perséphone à sa mère Déméter.

Lundi 20 avril 2020

Avant-hier, une bosse est apparue dans le bas de mon dos, au niveau de la colonne vertébrale, ronde et lisse, comme un rocher bien poli. La douleur, lorsque je m'appuie dessus, m'empêche de dormir la nuit. La douleur , n'en déplaise à Marguerite Duras, je la cache et ne la raconte à personne. J'ai pris un rendez-vous chez le médecin, en disant, au travail, que je suis juste « plus fatiguée que d'habitude » , mais qu'une fois que je me serai reposée en fin de semaine, « ça ira mieux ». Nous sommes en finition d'un montage de documentaire qui a pour sujet la prostitution, qui me déprime et qui par dessus-le marché, ne va pas dans la direction que j'aurais souhaitée. La ville est à ce moment-là en plein lockdown , un mot qu'on a beaucoup utilisé dans les informations, un mot qui me fait étrangement penser à mon travail. Dans mon métier, lorsqu'on arrive à la dernière étape du travail, on parle d' edit lock : c'est lorsque le montage d'un film en post-production est finalement validé, qu'on n'y touche plus. Le montage est alors verrouillé . En ce mois-ci, tout en moi, à commencer par mon dos, est verrouillé. L' edit lock de ce montage est fixé au 27 avril : en d'autres termes, je n'ai pas d'autre choix que de livrer le montage définitif à cette date-là, au plus tard. Je sais pertinemment que cela va être synonyme de longues nuits blanches très prochainement.

M ercredi 15 avril 2020

La journée avait pourtant plutôt bien commencé, avec l'écoute du Boléro de Ravel. Ces 17 minutes de crescendo progressif sont devenues un rituel depuis le début du confinement. Il n'y a pas une journée de télétravail – je n'arrive toujours pas à m'habituer à ce mot - qui ne commence sans elles. On a sûrement tous.tes pris des habitudes à la con durant cette période à la con. Plus sérieusement, l'écriture musicale du Boléro est une réelle écriture de montage. C'est par ailleurs un morceau avec lequel je prends plaisir à travailler : lorsque je range la matière, lorsque je monte des séquences où le rythme apporte une fonction fondamentale à la narration, ou tout simplement lorsque je travaille sur les raccords, c'est-à-dire lorsque je travaille à l'image près, la « couture » existante entre deux plans différents : le rythme répétitif, presque de l'ordre de la ritournelle, entre en résonance avec mes gestes de montage. Comme pour le montage, toute la richesse de ce morceau réside en son apparente simplicité. Il faudrait beaucoup plus s'interroger sur ce que Ravel nous propose de l'idée du collectif : ce n'est pas le nombre ou la variété des instruments présents qui fait la puissance du morceau ; c'est leur raccordement, leur synchronicité, leur être-ensemble capable de s'adapter aux moindres variations, qui le rend de plus en plus imposant, lui donne du poids. Entre les différentes familles d'instruments, aucun rapport de force : chacun des instruments a droit à son propre espace d'expression, à sa solitude, le temps d'une mélodie, et puis chacun finit par s'aligner, lorsqu'il le faut, au même mouvement : s'allier aux autres rend chacun des instruments plus fort que s'il n'était seul. En ce sens, le Boléro est fondamentalement révolutionnaire.

Aujourd'hui, mon plaisir quotidien est gâché à la 13 e minute – en pleine expansion du crescendo –, par un sms de J, le réalisateur du documentaire, à 08H49 : « Salut S, suis un peu déçu par la vision d'hier. Il y a encore beaucoup de boulot, t'envoie mes corrections dans la matinée, merci. »

Puis A, le producteur, s'y met, à son tour et à sa manière, à 08H57 : « Hello S il va falloir mettre les bouchées doubles car ça va pas le faire sinon. Faudra adapter tes horaires en fonction des besoins du montage, on te demande detre flexible c'est le film qui décide pour nous tous on a pas le choix, il nous reste peu de temps pour finir le montage. Tu rattraperas tes heures supp plus tard mais là tu peux pas te permettre de compter tes heures de travail et ca sera ainsi jusquau 27 Thanks. »

Plusieurs choix de réponse possibles, parmi lesquels : « Ok » , « bien reçu » , « ça marche ! » , « pas de souci » , ou peut-être tout cela à la fois dans la même phrase. Depuis que l'on s'écrit et qu'on ne se parle ou ne se voit plus, je remarque que les mots sont devenus plus violents, les phrases incomplètes ou incorrectes, grammaticalement. Je les reçois en pleine figure, sans pouvoir répondre que, moi aussi, je suis déçue par le film, ainsi que par vous. Moi aussi, j'imaginais autre chose. M'avez-vous un seul instant demandé ce que je désirais, j'imaginais ? J'imagine parfaitement une scène de meurtre, longue et lente, une violence orchestrée au ralenti, sur le Boléro de Ravel.

Mardi 14 avril 2020

Vision d'une version quasi définitive de montage. Chez moi, confinement oblige. En présence du réalisateur, J, et du producteur, A. Ils sont assis à côté de moi, et je dois me retaper, pour la énième fois, la vision de ces images que j'ai moi-même assemblées. La nausée, pendant 58 minutes où nous suivons L, le personnage principal, une travailleuse du sexe âgée de 29 ans. Je n'aime pas cette version de montage. Et je n'aime pas comment J regarde L, ni comment il se tient sur sa chaise ; ses mains posées lascivement sur son entrejambe me dégoûtent. Je l'observe discrètement pendant qu'il regarde, parce que c'est aussi ça, mon métier : essayer de percevoir, de ressentir ce que l'autre – forcément spectateur – pense et ressent, deviner où se trouve son désir parmi le flux ordonné des images et des sons que je lui propose, lire entre les lignes de son désir, quitte à parfois chercher à le provoquer. Parfois, il me faut accepter, exécuter le désir qui m'est imposé, même si je ne le comprends ou ne l’approuve pas. En un sens, je vis la réalisation de ce montage en soi comme une forme de prostitution que je tente de ne pas subir. Si mon métier demande une certaine aptitude à l'empathie, à la disponibilité à l'autre, il faut un soupçon de talent manipulatoire afin d'y survivre : si le désir pensé du film devient à l'étape du montage une idée physique constituée d'images et de sons,  toute la subtilité du geste consiste à faire glisser mon propre désir dans le processus de fabrication, tout en faisant croire au réalisateur que l'idée est, à l'origine, la sienne. Exemple concret d'une manipulation ordinaire : j'avais déjà remarqué la présence de micro réactions incontrôlées de la part de J, lors de la première vision de montage. Chaque fois que L, le personnage principal, apparaissait en gros plan, J se pinçait les lèvres et sa main gauche se mettait à parcourir sa nuque ou ses cheveux. J'ai donc pris l'initiative de rajouter beaucoup plus de gros plans de L (ça, c'est pour la partie où il croit que c'est son idée à lui) tout en y glissant, en off, la voix de L qui raconte ce qu'elle ressent, à la fin d'une journée de travail (ça, c'est mon désir). J ne perçoit pas concrètement l'effet physique que produit sur lui ces associations d'images, encore moins l'effet de narration recherché (personnifier L, lui donner une histoire ancrée au réel, chose qui, jusqu'à maintenant, n'a jamais été questionnée) et cela me réjouit, comme si je détenais un secret sur lui qu'il ignore.

Lundi 13 avril 2020

A, le producteur du documentaire, m'envoie un sms, à 22H24 : « Hello S, il faudrait quon voit une version quasi définitive du film ASAP, noublie pas quon doit livrer le film 27 et quon a pas le droit à l'erreur il faut que ce que tu nous montres soit vraiment parfait, on est en train de faire de la haute couture là. On passe demain matin chez toi pour vision Thanks. »

Moi, à 00H27 : « Hello A, Ok. À demain. 10h30. Thanks. »

A, à 00H35, tente de m'appeler. Je ne réponds pas.

A, à 00H37 : « 10h30 ??? Tu es censée commencer le travail à 9H30, on passera à cette heure-là Thanks. »

Moi, à 00H40 : « C'est vrai, mais je suis aussi censée quitter le travail à 18H00, or je te réponds alors qu'il est presque 01H00. A demain 10H30 . Thanks. »

Plus de réponse de A.

Je mets mon téléphone en mode silencieux et savoure ma petite victoire en toute humilité. « Je m'approche, moi, de vous, les mains ouvertes et les paumes tournées vers vous, avec l'humilité de celui qui propose face à celui qui achète, avec l'humilité de celui qui possède face à celui qui désire ; et je vois votre désir comme on voit une lumière qui s'allume, à une fenêtre tout en haut d'un immeuble, dans le crépuscule 2 . » Cher A, ton désir de producteur m'appartient, il est entre mes mains tous les jours. Je propose et tu achètes : telle est notre relation, telle est la nature de ce qui nous lie. Tu ne parviendras jamais à inverser ce rapport de force : n'essaie donc même pas. Thanks .

6 avril 2020

Montage, semaine 5. Mon projet de montage est en bordel : tous mes chutiers3 sont ouverts et complètement désorganisés : ça ne me ressemble pas du tout. C'est un peu comme si un enfant était entré dans votre chambre et qu'il s'était amusé à mélanger tous vos tiroirs de vêtements. Sauf que l'enfant, c'est moi, et la chambre, c'est la mienne : c'est moi qui ai tout mis sens dessus dessous, par désir de détruire ce qu'on me force à construire, peut-être. Je suis perdue dans les rushes, perdue dans l'histoire que j'ai envie de raconter. Je sais que le réalisateur et moi ne sommes absolument pas sur la même longueur d'onde. J'ai peur qu'il m'influence. Je dois me détacher des émotions, du subjectif, m'attacher plutôt à la vérité des images ; prendre de la distance. Il me faut aller voir ailleurs pour retrouver mon sens de la rigueur. Je revois un de mes films préférés, que j'ai découvert pour la première fois lorsque j'avais 21 ans, et qui m'avait à l'époque fort marquée : Jeanne Dielman. Sûrement un des plus beaux montages faits sur la prostitution. Lorsqu'on lui a posé la question, à la sortie de son film, de savoir quelle histoire elle voulait nous raconter, Chantal disait que « le film, c'est trois journées de la vie d'une femme, qui a une vie très organisée, bardée contre le hasard. Elle a organisé son temps de manière à ne pas laisser de trou. À la fin de la deuxième journée, tout cet univers très organisé va commencer insidieusement à se dérégler. » Trois journées qui renferment, contiennent en essence, toute la vie de cette femme, Jeanne. Cette menace d'un monde hyper organisé qui peut, à tout moment, basculer dans le chaos est intelligemment développée par le montage, construit en plan-séquences. Langage d'image paradoxal, le plan-séquence allie deux entités de temporalité antinomiques : c'est la représentation par excellence de notre temps quotidien où l'instant présent du plan, c'est-à-dire le furtif, le fugace, l'insaisissable, se conjugue à la stabilité, à la constance, à la certitude de la séquence. Le monde de Jeanne, comme le nôtre et comme le monde du montage, est un monde incertain, un monde du « peut-être » ; qui peut être , en devenir constant, embryon coincé entre mes doutes et mes certitudes qui se succèdent inlassablement, au fil de chacune de mes tentatives d'action face à mon écran, face aux images. Comme Jeanne, je suis enfermée dans un cadre uniforme, presque toujours identique et répétitif, qui est celui de mon moniteur d'écran, et pourtant, comme pour elle, la durée dans laquelle s'inscrivent mes gestes de travail me confère une des plus grandes libertés existantes au monde : celle d'être, d'exister dans la temporalité réelle de ce que je suis en train de créer. Comme Jeanne, je travaille en permanence à structurer le chaos qui m'entoure et me menace, sur la timeline des images vivantes.

16 mars 2020

Première vision de montage, celle de ce qu'on appelle l' ours, le tout premier assemblage du film . Jamais un mot n'a aussi bien décrit la sensation étrange que procure cette première vision : ça a l'apparence d'être bienveillant (l'ours est toujours un personnage gentil dans les histoires pour enfants), et pourtant ça peut faire très mal. On voit ce qui marche, mais déjà aussi, ce qui risque de détruire le film. On voit aussi ce qui est invisible dans le film : les manques, les trous, les incohérences, les désirs absents. La première vision est une sorte de répétition générale qui est destinée à foirer, en cours de route, d'un moment à l'autre, d'une séquence à l'autre : elle est faite pour cela. C'est la vision qui confirme ce qu'on savait déjà, nos intuitions : que l'on va passer le reste de son temps, jusqu'au bout, à chercher le film, à aller le chercher on ne sait pas vraiment où. C'est le début d'une partie de cache-cache, où la règle est simple : surprendre le film avant que celui-ci ne me trouve, ne m'atteigne.

Mais c'est aussi un moment qui rime avec discussions, les toutes premières qui ont lieu avec le réalisateur. L'occasion de partager ses premières impressions, qui peut parfois prendre la forme d'une confrontation. Avec lui, je n'ai pas joué à cache-cache. Lui non plus, d'ailleurs :

J : J'ai l'impression qu'on ressent pas assez que L prend du plaisir à son travail.

Moi : La réalité est qu'elle n'en prend pas : elle le dit presque dans tous les rushes.

J : Non mais, à 29 ans, c'est quand même un choix de vie qu'elle a fait, tu vois ce que je veux dire ? Si elle se prostitue à cet âge-là, c'est pas qu'elle est obligée : c'est qu'elle aime forcément ça. Et ça on le ressent pas.

Moi : On le ressent pas parce que ça n'existe pas dans les rushes. Elle veut juste gagner de l'argent : beaucoup de gens travaillent pour cette raison-là.

J : C'est pas un travail comme un autre.

Moi : Et si ça l'était, justement ?

J : C'est pas ce que j'ai envie de raconter, ça m'intéresse pas.

Moi : Alors, ce que tu veux raconter, c'est ton fantasme sur ce métier, ce que tu en imagines, ce que tu projettes sur cette personne : c'est pas sa réalité.

J : Mais la réalité, tu parles que de ça, ça se fabrique, on est là pour ça, non ?  Y a rien qui est vrai en soi, je pense que tu peux être d'accord avec ça ?

Ce qui est vrai, c'est que je tremble. Mon clavier de montage m'échappe, mes doigts ne parviennent pas à garder leur stabilité, comme si je pressentais déjà la menace du chaos à venir. J'entends le cri de colère de l'ours que je viens de réveiller.

2 mars 2020

Une confusion opérée par le correcteur orthographique de mon agenda numérique a éclairé le sens de ma journée. J'y ai noté, pour 11h : « Vision de roches » .

Les rushes d'images semblent tout à coup avoir une vie qui leur est propre, une existence qui se suffit à elle-même. Car à quoi sert un caillou, et à quoi servent les images ? Et à quoi bon assembler les images, ne peut-on pas juste les laisser vivre tranquillement leur vie ?

Roches, laissez-moi vous regarder. Je veux d'abord vous observer telles que vous êtes, de loin, sans vous toucher. Je voudrais tellement pouvoir vous admirer avec vos défauts, vos fissures, votre étrangeté, sans avoir à vous casser, vous blesser.

Faites en sorte qu'on ne m'y oblige pas.

S.