critique &
création culturelle
    En van vers l’Iran

    Pieter est rentré saoul, hier. Il a ouvert la portière arrière dans un grand claquement en me demandant à voix haute si je dormais, réveillant Ezra par la même occasion…

    À vrai dire, je ne sais pas où commencer. Quel récit faire. De quelles rencontres parler. Où commencer le voyage. Sur quelle suspension du temps m’accrocher. Peut-être que c’était un départ précipité, Pieter et moi ne sommes pas d’accord sur ce point. Partir. Une fois encore. Mais partir différemment, cette fois-ci. Partir, un enfant sous le bras, et laisser derrière soi un lieu qui nous ressemble. Ce qu’on appelle une maison. Renoncer aux allers-retours. Décider de franchir en voiture des milliers de kilomètres, ce qui prendra une semaine au lieu de cinq heures en avion. J’avais besoin de temps. Je voulais lâcher, mais très doucement. Avoir la sensation de mes doigts qui s’ouvrent sur ce qu’ils tiennent puis laissent filer ce qu’ils ont, sans amertume. Il y avait de l’urgence, dans la tête de Pieter. Il s’agissait presque d’une question vitale. Il fallait partir et décompter les jours.

    Faut-il raconter ce voyage ? Et si oui, comment ? Pas sous la forme de la grande aventure, surtout pas. Car, sur le bord de la route, ont déjà eu lieu tant de disputes, de contretemps, d’imprévus, de mauvaises expériences et de déceptions. Parce que le voyage fantasmé n’est jamais le voyage réel. On imagine toujours les plages dorées, les feux de bois à la tombée du jour, les levers de soleil par la fenêtre de la camionnette, l’amour sous les étoiles, quelques tonnes de clichés de ce genre. Puis, finalement, on a eu la tempête, violente, les cris dans la nuit, de peur, d’inquiétude.

    « Et si, et si la voiture était emportée par les eaux, ou si la mer venait déposer sur nous une couverture humide, nous empêchant de respirer ? Et ces grêlons, cette glace venue de nulle part qui tambourine sur la carrosserie, quelle place a ce déluge dans ce rêve maladroit qu’on se fait lorsqu’on part à l’aventure ? »

    Finalement, l’eau s’est arrêtée, au petit matin. Les tenanciers des bars des stations balnéaires avaient des mines défaites lorsqu’ils ont découvert les dégâts de la nuit. Des parasols arrachés, le sable éventré à plusieurs endroits, des déchets à perte de vue, une poupée dénudée face contre terre, oubli ancien d’un enfant de passage.

    Nous n’avons évidemment pas bien dormi. Secoués par les vents, mouillés par les pluies, nous avons accueilli par quelques réprobations le réveil d’Ezra  à 7h30 tapantes. Pieter se sentait malade et l’un de nous deux devait bien s’occuper du petit. J’ai enfilé un pantalon de training, un t-shirt, un polaire, mes baskets, j’ai changé et habillé Ezra puis nous sommes sortis à l’aube pour une longue promenade sur la plage. C’était la toute première fois de sa toute petite vie qu’Ezra voyait la Méditerranée. Il n’en avait pas l’air ému, c’était sous son jour de grisaille qu’elle nous recevait, avec que la triste mine des marins.

    J’ai ramassé quelques grands et beaux coquillages que j’ai déposés dans la capuche du manteau de mon fils. Il appuyait sa tête contre mon torse en grignotant un biscuit.

    Dans le café où je suis assise pour écrire, je me laisse émouvoir par la jeune serveuse qui doit avoir tout au plus dix-huit ans. Je le devine à sa manière d’être, pas encore affinée, maladroite dans son premier job et timide. Elle a le regard encore présent, entier, avec la légèreté des débuts de vie et une liberté qui n’appartient qu’à ces années-là, où on s’essaie et où on échoue, cet âge où on est sûr de tout et sûr de rien, pas tout à fait certain des choix du devenir mais la certitude acquise d’aller quelque part… Il y a sa manière de marcher pour ne pas tomber sur les planches de bois qui recouvrent la plage ; cette façon dont elle recompte trois fois la monnaie qu’elle rend sur un billet de cinquante, son inquiétude de s’être trompée, tant vis-à-vis de moi que vis-à-vis de son employeur ; cette main droite dans le bas du dos et son mouvement de va-et-vient quand elle tend l’addition. Certains de ses gestes expriment l’hésitation à être séduisante, le malaise dans la volonté d’attirer l’attention ; mais sur ce corps qui se tient en alerte d’un signe pour prendre la commande, dans l’attente, le mini-short, la chair, la peau, comme une pêche à croquer, trahissent la sensualité. Envie du désir, de cette tension sous les premiers baisers, les lèvres jeunes et charnues qui se rencontrent et s’embrassent à pleine bouche, avec la langue surtout, pendant des heures, sur les bancs public, ou dans des parcs, ou dans un début de nuit, juste avant la fin de la permission de sortie des parents. Cette jeune serveuse grecque, de son regard bleu clair et de ses fossettes discrètes, fait ressurgir soudainement l’autre que j’étais, il y a de ça presque dix ans.

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