Ligne 27 – matricule 5690 – 30 ans de service. Il était flambant neuf, mon bus, quand il me transportait, dans le temps ; jaune-gris délavé, avec son air crevé, il traîne des pattes à présent. Arrivé à ma hauteur, il essuie ses yeux mouillés – deux vitres embuées – et il geint, se met à crisser des freins : Qu’est-ce que tu fous là, gamin ? Tu retournes au bercail ? Je monte, il pousse un râle d’outre-tombe, qu’on dirait qu’il me jette le mauvais sort. Démarrage sec, il hoquète sur la chaussée trouée et je file en titubant vers la dernière rangée. Je croise des mômes somnambules, visages livides, trainings usés : Eh les gars, vous attendez quoi là, un miracle ? On n’est pas à Lourdes, on est à Seraing ! Y’a plus de boulot depuis longtemps dans la vallée, et si moi j’y retourne, c’est juste pour les affaires. J’ouvre La Meuse, le canard local, et ça fait les gros titres : Vol au Musée de la Vie wallonne. La Coulée à Seraing, le célèbre tableau de Constantin Meunier, a été détérioré. Tu parles d’une enquête, c’est la plus sotte de ma carrière : une toile découpée par des canailles comme en maternelle on pratique le picotage. Laisser le tableau dans le musée et foutre le camp avec ses personnages, faut pas avoir toute sa tête. Vont en faire quoi après ? Des nains de jardin ? Mon bus couine dans un virage et on grimpe sur le trottoir, c’est qu’il va nous lâcher en route celui-là. Cuivre et Zinc – Ougrée bas – Hôpital Cockerill – Place de la Bergerie, ma tête collée au carreau, ça grésille ici depuis la fermeture du dernier haut fourneau. Je vois des géants de brique, aujourd’hui cheminées muettes qui n’inquiéteraient pas même une fillette ; quand j’étais gamin, c’étaient des phallus colériques et même qu’ils me faisaient peur la nuit, me réveillaient en sueur, allumaient mes désirs. Qu’est-ce qui éclaire encore maintenant, qu’est-ce qui s’anime ici ? Sclessin, le stade de foot, le Standard, un peu de chaleur dans les bars, mais partout ailleurs une plaie ouverte, et chaque matin devoir la contempler.

On arrive dans le centre, un Lidl sous une ancienne usine, Ateliers d’engrenages René de Malzine, et tous les cent mètres cet écriteau : « Maison interdite pour cause d’insalubrité ». La grande artère, la rue Ferrer, on lui a passé les fers, ses devantures fermées, ma mère y avait acheté sa robe de mariée, ne restent plus que des affiches politiques décolorées, toutes les promesses par ici sont passées. Rue de l’Industrie, le bistrot qui m’intéresse est en face, je descends, je marche : Neocittà, ma ville rénovée. À gauche, un espace vert propret, des pelouses viennent d’être posées et bientôt les enfants pourront glisser sur de vrais toboggans et non plus sur des terrils comme à l’époque de mes 10 ans. Finies les crasses, la suie, la poussière, des jets d’eau nettoieront la misère entre le mobilier urbain, et les bambins aux habits clairs pourront courir au milieu des parterres floraux. Mais nous sommes en novembre, et je ne vois alignés que des rectangles boueux m’évoquant des tombes sur lesquelles on n’aurait pas encore posé de dalle ni pris le temps de graver les noms. Je continue d’avancer, je me sens cerné ; de tous côtés des vitres éclatantes, moderne palais des glaces pour habitants paumés : le futur siège de l’administration. Au bout, une tache, la dernière usine encore sur pied dont on a conservé le mur pour la façade avant de la transformer en supermarché. J’admire ses dernières forces, mais on m’interrompt : Ne regardez pas de ce côté-là monsieur, c’est moche, y’a rien à voir ! Deux témoins de Jéhovah en faction près d’affiches éloquentes : « Quand la mort frappe… »,
« Enfin de bonnes nouvelles », quelle ironie ! J’obtempère et me retourne, ce serait con pour un flic de se faire arrêter. Affaibli, j’ai mal au crâne, mais j’arrive enfin au Creuset, le bar des métallos et des vieux du quartier, pour boire une tasse de café, et puis parce que c’est là que je devais aller.

Je fréquentais l’endroit quand j’étais plus jeune, avec mon père, avant son décès. Je constate que les fidèles sont restés et n’ont pas beaucoup changé : Raymond, Roger, Pino, Hakim et la Lorette, la tapée, toujours à la même place, on dirait qu’ils ont réservé pour l’éternité. Aucun ne me reconnaît. La serveuse avec son collier de chienne en paillettes semble siéger comme une gardienne du temple : Madone du pauvre, elle écoute se plaindre les habitués et les biberonne en s’esclaffant. Dans un coin, un groupe remet ça, une dernière belote pour la route avant un prochain coup de sang. Près des machines à sous, l’ado que je dois filer : cheveux gominés, pantalon trop court, un sac à pain sur le dos. Tu parles d’une piste, un p’tit gars nerveux, pas un poil au menton, vraiment pas le physique d’un métallo ; pourtant c’est vers lui qu’on m’a renvoyé et il ressemble au suspect dont on m’a fait hier le portrait. J’avais causé avec le gardien du musée : fier d’être un né natif, celui-ci ne semblait pas bien connaître tous les recoins de sa boutique. Pour lui la peinture, c’est Dalí ou Miró et pour le reste, n’a rin vu, n’a rin dit. Mais il avait remarqué le gosse : Monsieur l’inspecteur, moi çui-là j’le sens pas. Il venait quasiment tous les jours et il bougeait pas, il restait devant, comme ça, pendant 20, 30 minutes, et puis il repartait avec ses baskets dégueulasses qui traînaient jusqu’à la sortie. Qu’est-ce qu’il voulait à ce tableau, hein ? Disait pas bonjour, souriait jamais, complètement absorbé, un vrai fou ! Ben moi j’vous dis qu’entre cette affaire et le gamin là y’a un lien, y’a un truc, et j’en mettrais ma main au feu ! Débarque la vieille patronne du Creuset, 87 ans, descendant en peignoir de ses appartements : c’est un peu sa maison de retraite ici. Elle ne me remet pas, le petit Marc, le fils du cadre de l’usine, et c’est peut-être mieux comme ça. Elle fonce droit vers la gueule d’ange venue manger son boulet-frites : Oh mon poyon ! Elle l’aime bien et tente de l’amuser même s’il n’est pas très coopératif, un môme triste voilà tout. Il y a trente ans, je buvais un dernier verre avec mon père à la table où est assis ce gosse. Je m’en souviens et pour cause, c’était la veille de son suicide. Je dois surveiller cette table de près, la scruter, et ça me pique les yeux. C’est ça, mon truc, je vais demander un whisky pour me détendre un peu. Deux grands gaillards débarquent, chauves et doux, John et Pick qu’on les appelle, fondeurs trop tôt virés, une aristocratie ouvrière condamnée désormais à faire la plonge dans les troquets. Ils embrassent le gamin comme si c’était leur fis- ton. La serveuse me regarde d’un drôle d’air : un alcool et un café, depuis deux heures que je suis là, c’est pas clair ; t’es arabe ou t’es flic, quand dans un bar tu bois si peu, t’es forcément suspect. Un mec entre, laisse la porte grand’ ouverte et ça fout la barmaid en rogne. Elle ne voit plus que ça : Eh, on ferme la porte, les enfants ! C’est pas une église ici ! Bien d’accord avec toi, poulette. Je lui donne un pour- boire, une clignette et je déguerpis.

Nuit cauchemardesque, je n’en sors pas, je revois mon père au Creuset juste avant sa mort. Ingénieur chez Prayon, il avait dû fournir au patron une liste de cent noms à licencier : ses propres ouvriers, trop pour lui. Alors il a sauvé ceux qu’il pouvait, d’abord les pères de famille, puis ceux qui avaient un crédit, et ensuite il s’est mis lui-même dans la charrette ; le centième, c’était lui, une capsule de cyanure et qu’on n’en parle plus. Bang ! Bang ! Tout à coup un bruit assourdissant, au-dehors, une double détonation. Je me lève en sursaut. Je sors. Dans la ville, silence de plomb, un ciel bleu sans nuage mais dans l’air, une fumée noire. Je passe par la rue Ramoux, j’ai l’impression qu’il manque un truc dans le paysage mais je sais pas quoi. J’entends un vieux qui dit à un autre : ça fait des années qu’on ne s’en servait plus, alors si on peut faire autre chose à la place, pour pas laisser à l’abandon des trucs qui pourrissent… Mais de quoi ils parlent ? Je rentre dans le bistrot, même serveuse qu’hier, Ave Maria, morituri te salutant. Sous les miroirs, on tue les heures. Un mec entre avec difficulté, il a l’air sonné, en larmes derrière ses verres teintés, il s’installe sur un tabouret. Ancien métallo, il a sorti sa vieille blouse de travail, et il commande un whisky sec : Vous l’avez vu tomber, le monstre ? Il est pas tombé comme une machine, une partie après l’autre, non, mais en une fois, et droit comme un homme ! Il mesurait 93 mètres, c’est pas rien, c’était un géant, à la télé ils disent 80 mètres mais moi je sais que c’était 93 parce que je le connais, il est né en 59, comme moi, et j’ai travaillé avec lui toute ma vie ! Et eux ils l’ont tué en quelques secondes, avec 3500 tonnes d’explosifs. Comment c’est possible ça ? Est- ce qu’on abat un homme ? Est-ce qu’on détruit une église ? La serveuse allume la télé, et là je vois tous les gars, gueules en cendres, cramponnés à leur bière comme à un levier de vitesse, point mort : ils regardent en boucle les images du JT. Le Haut-Fourneau 6 de l’Espérance, c’était ce matin qu’on avait décidé de le dynamiter, et ce fut net et précis, un vrai travail de pro. Le gaillard termine son verre, se relève péniblement, et c’est comme s’il venait de perdre son père ou sa mère. Avec le gamin ils se croisent, celui-ci a filmé la chute du HF depuis sa chambre, il montre la vidéo à John et Pick, ils se taisent, écœurés. Le comptoir a bientôt égrené tous ses clients, et moi, flamme éteinte, j’ai plus la moindre envie de bosser, alors je commande un digestif, pour encaisser. Le gamin s’assied près de moi, et j’ai envie de lui causer, de lui dire que j’ai bien connu son père, un ami de mon père, un bon ouvrier et un avant-centre magnifique à l’US Liège qui marquait comme il respirait. Quand il sortait dans la rue, toutes les filles se retournaient. Il me foudroie du regard et se lève, muet il chancèle et quitte le troquet. Il doit penser à son vieux, à l’accident du haut-fourneau il y a 15 ans, à ses pieds broyés, il n’avait pas supporté, lui qui était si fier. J’étais à son enterrement, et toi tu venais de naître.

Adolescent, tu sors et je te file, je suis de loin tes pas râpeux, tes baskets sales, et je sens bien que dans ta tête ça cogite. Apprenti-boulanger, les yeux bleus de travail délavés, avec ton sac à pain tu fais la tournée des vieux du quartier tous les matins, pour ceux qui ne peuvent plus se déplacer. Aujourd’hui t’es en pause, tu rejoins ta bande de copains, vous prenez le bus. Deux garçons, deux filles, et un mioche, je découvre que c’est le tien, toi seul le regardes comme une idée fixe : Alors mon p’tit Lucas, tranquille, tu lèches tes doigts ? Ta femme n’a pas seize ans, blonde décolorée, pantalon moulant, on voit qu’elle veut plaire, porte du rouge à lèvres bleu, et toi t’as pas l’air convaincu. Elle s’assied avec sa copine brune lissée, simili-cuir, chewing-gum qui frétille et toi, tes deux potes, en jogging et sweat-shirt, vous vous installez en face. Tu regardes le tableau et leur dis : D’un côté la passe, de l’autre les esclaves, putain ce que t’es cruel, et lucide pour ton âge, tu tiens ton front fatigué, t’en as marre de raconter des conneries, t’as juste envie de pioncer. Le bus monte sur les hauteurs, tu vois les beaux quartiers, des villas que t’auras jamais, et ton pote qui a remarqué une G2, une Golf 2, tu l’as vue comme moi hein ? Toi t’as rien vu t’es ailleurs, tes illusions tu les as plus, tu sais que pour toi, tout ça, c’est râpé. Mais tu regardes ton gamin, et tu voudrais qu’il soit fier de toi plus tard.

« Allô, allô, les ménagères ! Profitez de mon passage pour vous débarrasser de vos vieux câbles, vieux fers, vieux cuivres, vieux zincs ! » Cette voix rauque familière, me réveille. Il est déjà midi, c’est le troisième jour de mon enquête et je me lève de plus en plus tard, Je me penche à la fenêtre et reconnais la camionnette du marchand de mitraille. Un gars sort de chez lui et vient apporter sa ferraille. Moi aussi je suis rouillé et bientôt bon pour la casse. Je pars dîner au Creuset. Le gosse est là, il me fait un signe de la tête. Pour moi c’est haricots rouges et une fricassée au lard s’il-vous-plaît. Toi, tu commandes un œuf, tu le gobes, t’as toujours l’air pressé. Sur la table à ma gauche, le vieux Roger recompte avec attention sa monnaie : pas de crédit pour cette fois. Flash info à La Une, on est toujours sans nouvelle des personnages du Meunier. Tu te lèves, t’as l’air inquiet pour le pépé, tu t’assieds à ses côtés :

– Pourquoi tu dis rien, Roger ?

– Regarde mon ami Joseph à la terrasse, tout seul avec son café, figé. Quand il enseignait aux Aumôniers du travail, il parlait toujours de Meunier. Aux élèves, il disait qu’il avait peint la fierté de leurs pères et que la place de ses toiles était dans les usines, pas dans les musées…

C’est pas faux. Je prends encore un verre, histoire d’y voir plus clair si on veut, et je me dis qu’il me faudra chercher ailleurs mon coupable, car ici pas un indice, rien, juste un pauv’gosse égaré, pas de quoi l’arrêter. Sauf que la vieille patronne vient s’asseoir près de moi, fumeuse invétérée elle fixe le gamin au loin, se tourne et me souffle sa fumée en plein visage : Tu lui veux quoi, hein sale poyon ? Un coup dans l’estomac ça m’a fait, la vieille m’a reconnu et ça lui plait pas que je tourne autour du gosse : Tu lui fous la paix, t’as compris ? Viens plus rôder chez nous, charogne !… T’es plus des nôtres ! En plein cœur cette fois, K.O., avec un immense nœud dans la gorge, je file droit dans ma chambre pour oublier, mais là de nouveau je sens quelque chose qui m’empêche de me reposer. Un arrière-goût dans la bouche, âpre, ça remonte jusqu’au cerveau : ouvrir la fenêtre pour m’aérer. Dehors, une fine poussière rosée se pose sur les voitures et les toits. Ça me revient : le gueulard la nuit crachait du fer ; enfant, je me réveillais pour voir le ciel rouge et entendre mugir le monstre. Hier, on l’a flingué, mais il a pas dit son dernier mot et le voilà qui renaît de ses cendres. Pendant trois jours et trois nuits, le vent portera sa suie le long de la Meuse et, du fond de Seraing jusque sur les hauteurs, elle imprègnera tout, corps et âmes, objets et arbres. Mes pieds me démangent, je fonce vers le HFB, le haut-fourneau du paternel, le ventre noué. Tu vas où comme ça, Marc, à l’abattoir ? Un tunnel, des tuyaux, il fait sombre, ici personne viendra me chercher.

La nuit tombe et je traîne toujours dans la zone, je somnole. Les bras de la bête m’enveloppent amoureusement, font des bruits étranges et une soufflerie murmure encore quelque part, je lui réponds, j’ai le sentiment qu’on se comprend. Soudain j’entends des voix d’hommes, on me parle ? Tu deviens fou, Marc, fais attention. Des coups tapés, des bruits d’outils, j’aperçois de la lumière quelque- part au fond de l’usine, j’ai pas rêvé, et je me glisse au-dessus des barbelés. Des ouvriers au travail ? C’est vrai qu’on bosse encore ici la nuit, à ce qu’on m’a dit, des gars de l’Est qui assurent la sale besogne : tout démonter, benne après cuve, boulon après écrou, jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien, plus la moindre trace. Je continue de m’approcher, tous ces boyaux disparus c’est comme un animal dépecé. Je marche sur les gravats, mes doigts touchent le cuivre rouillé, tracent des lignes sur mon visage, ici c’est notre territoire. Eh Marc, si tu te fais pincer t’es bon pour l’asile le vrai, celui où ton père aurait pu terminer ses jours. Et Pick, il fait quoi là au juste ? Tu parles d’un ouvrier polonais ! J’aperçois sa silhouette pointiller, heurtant les cailloux il se ramasse sur un manche déjeté. Puis une deuxième ombre, le John en personne, casque sur la tête, et maintenant Joseph, le vieil instit, et ça continue de défiler ; à croire qu’ils ont embarqué tout le bistrot. Ronde de nuit ? Visages éclairés par intermittence la lampe à huile – un cierge – et eux regards droits : ils avancent et moi je fais le guet, fasciné. Mon père les conduisait, à présent c’est eux qui mènent la barque. Ils pénètrent dans l’antre, l’ancienne salle de la coulée, une alcôve ridée, profanée par les Polaks : il ne reste plus rien dedans. Au milieu, j’entrevois un brasier autour duquel leurs ombres immenses se disposent comme pour danser. Un foyer et tout le monde à pied d’œuvre. John traîne un immense sac de bois qu’il lance dans les flammes ; Joseph, avec la pointe de sa canne, attise le feu ; Pick installe des lampes de mineur jusqu’à la sortie, il trace un sentier. Les femmes arrivent, la vieille d’abord, suivie de près par la serveuse. Un chapelet se forme. Survient un corps plus frêle mais droit, avançant au milieu du cercle. C’est le gamin évidemment, avec son grand sac d’apprenti qu’il dépose au sol comme s’il s’agissait d’un butin, et tous les autres font silence. Le môme, ouvre en grand son sac : brioches, baguettes de pain, et au milieu – quelle cloche je fais ! – les bonshommes du tableau de Constantin. Des têtes et des bras, qu’il prend délicatement et dépose à terre pour les y enraciner. Et ils s’illuminent, nos disparus du Meunier, recomposés en un seul corps de nouveau au travail ils s’animent : métallos humbles et magnifiques, ils nous regardent. Le silence en lumière, leur mausolée, c’est du de La Tour, bordel, et c’est juste pour nous : je dois les rejoindre. Nous nos corps las, les leurs si solides, incandescents leurs torses, vivantes leurs gueules, on peut être fiers, papa, et ça ravive une lueur ancienne dans les yeux des vieux, des images et puis des désirs. Le gamin prend une pioche et soulève sans crainte la terre. Les tuyaux crissent, se réveillent. Des sanglots ? C’est peut-être eux qui se souviennent. Couchés là, les hommes du feu pour la première fois seront enterrés chez eux, et pas dans un musée. Alors chacun sort de sa poche un objet un talisman. Cœurs battants, ils lancent dans la nuit un bout d’eux-mêmes, une peau un tissu, calicots et trésors : ils pourront mourir en paix. La serveuse jette son collier, et attiré par cet élan, mon pied se lance seul mais je vacille ; on ne me dit rien, on me prend juste par le bras : c’est la vieille du bar qui me soutient. La terre se réchauffe. Le gamin, lui, en digne chef de bande, me regarde droit dans les yeux : ils m’attendent. C’est à ton tour Marc, c’est le moment et tu dois pas te débiner. Ma main fouille dans mon imper, et elle le fait pas toute seule, c’est tout mon être qui s’affaire, c’est ma tête et c’est mon corps. Je tombe sur ma carte de flic, ma gueule bien tirée, on se dévisage : t’as bien changé Marc, tu fais plus vieux que ton âge. Je jette mon papelard au milieu des flammes, et je sens les autres près de moi qui se serrent. Un clin d’œil, un baissement de tête, c’est le moment crucial : on va pouvoir communier, salauds et femmes de mauvaise vie, repentis et pas-un-poil-sur-le-menton, tous enfin réunis. On va les saluer, nos aïeux, qu’ils sachent qu’ils ont pas bossé pour rien, qu’ils méritaient de vrais adieux. Le gamin doucement se met à murmurer, et je crois bien qu’il prie, profession de foi et promesse : Croix de bois croix de fer, si je mens…