Les trésors
du musée suspendu
4 juin 2018 par Thierry Defize dans Art & ko | temps de lecture: 13 minutes
À propos du Musée d’Art Abstrait Espagnol (Museo de Arte Abstracto Español) de Cuenca.
Immense merci à Victoria Senén et à Manuel Fontán del Junco !
Il y a quelques lustres déjà, touriste de passage, je découvrais, au terme d’une brève et intense ascension de rues pentues, la splendide ville haute de Cuenca, le vertige de ses célèbres Maisons Suspendues (Casas Colgadas). Accrochées depuis des siècles à la falaise, elles tutoient sans peur les gorges du Huécar et abritent, paisibles, l’un des plus beaux musées que l’on puisse imaginer.
Or ce musée a son histoire très singulière.
À l’occasion d’un retour enthousiasmé sur les lieux m’est venue l’idée simple de proposer un entretien à Manuel Fontán del Junco, son heureux directeur.
Pour que le lecteur n’ait plus qu’un pressant désir : rejoindre les hauteurs de Cuenca et découvrir ce lieu d’exception.1
Quand et comment est né le MAAE ? Quelles furent les principales étapes de sa création et de son développement ?
Le musée a ouvert ses portes dans les célèbres Maisons Suspendues (Casas Colgadas) du quartier médiéval de Cuenca le premier juillet 1966 à l’initiative de Fernando Zóbel et d’autres artistes tels que Gustavo Torner ou Gerardo Rueda, notamment.

En 1978, le musée a multiplié par trois son espace d’exposition. Une bibliothèque d’art contemporain y a été créée et l’espace consacré au dépôt d’œuvres et aux archives a été agrandi. Le musée a, par ailleurs, accueilli des artistes plus jeunes comme Jordi Teixidor ou José María Yturralde.
En 1980, Zóbel a fait don de sa collection à la Fondation Juan March2 qui assure depuis lors la gestion du musée.
En 1999, on restaure le plafond à caissons d’une des salles gothiques du musée et on restructure plusieurs espaces de l’étage supérieur du bâtiment, lesquels seront destinés aux activités du service éducatif, qui commenceront la même année.
En 2016, la mairie de Cuenca cède au musée une salle dans la partie de l’édifice qui était occupée jusque-là par le restaurant Casas Colgadas. La Fondation Juan March profite de cette occasion pour réorganiser les différents espaces du MAAE, agrandir ceux qui sont consacrés à la collection permanente et aux expositions temporaires, ouvrir au public la quasi-totalité des lieux, en particulier les salles qui conservent des vestiges de l’époque médiévale, et climatiser une partie du bâtiment.
Pourquoi à Cuenca ? Qu’est-ce qui a rendu possible l’installation du musée dans l’espace si extraordinaire des Casas Colgadas ?

Lorsque la collection personnelle que Fernando Zóbel avait commencé à constituer depuis son arrivée en Espagne à la fin des années 50 fut suffisamment riche et cohérente, il se mit à rechercher un lieu pour l’exposer au public. Telle était en effet dès le début l’intention de ce grand collectionneur d’art abstrait espagnol. Il était très conscient de la nécessité d’un tel musée dans l’Espagne de l’époque, pratiquement dépourvue d’institutions muséales modernes. Après avoir envisagé diverses possibilités, Zóbel finit par s’installer à Cuenca. En 1962, il participe à la Biennale de Venise, où il rencontre Gustavo Torner, originaire de Cuenca, qui lui parle des Maisons Suspendues, récemment restaurées. Moment magique : ensemble, ils vont trouver le maire de Cuenca et le convainquent de faire des Maisons Suspendues un musée d’art abstrait.
À quels types de difficultés se sont heurtés les promoteurs d’un tel projet dans le cadre de l’Espagne franquiste ? Quel a été l’effet du passage à la démocratie pour le musée, notamment dans le choix des œuvres exposées ?
Ceux qui ont créé le musée l’ont fait en pensant à l’art et aux artistes, pas à la dimension politique de l’art. Disons qu’ils ne l’ont fait ni pour ni contre le système, mais en marge de la politique culturelle du franquisme. Il s’agissait d’une initiative privée à vocation publique. La politique les intéressait moins que l’art, et ils ne pensaient pas qu’être politiquement responsable passait nécessairement par la politisation de l’art. On le sait, au moment où l’art abstrait conquiert le monde, l’Espagne vit sous une dictature militaire. Cependant, la politique culturelle du franquisme n’a pas interdit l’abstraction, forme d’art dont le contenu est moins directement politique que celui du réalisme social, par exemple, ou celui de la littérature engagée. Le franquisme a fait la promotion des artistes abstraits espagnols lors des grands rendez-vous internationaux, tels que les Biennales de Venise, d’Alexandrie ou de Sao Paulo. Quoi qu’il en soit, la création du musée de Cuenca s’est faite complètement en marge de la culture officielle du franquisme. C’était une artist’s initiative qui n’a pas manqué de créer la surprise lorsqu’elle est devenue publique. Strictement apolitique, avant et après 1975, il s’agissait fondamentalement d’une initiative à vocation publique et éducative. Dès l’origine, le musée a vécu en marge des changements politiques en Espagne.

Pourriez-vous nous donner quelques exemples concrets du caractère artistiquement subversif de certaines œuvres exposées dans le musée ?
C’est un paradoxe. D’un côté, presque tous les artistes furent, personnellement et idéologiquement, ou apolitiques ou directement antifranquistes, et portaient un regard très critique sur la situation politique espagnole et le système de l’art. Mais d’un autre côté, leur art, en raison de son abstraction, pouvait difficilement être perçu comme subversif. Dans une plus ou moins grande mesure, bon nombre des artistes du musée étaient politiquement engagés. Il y a des exemples de revendication directe et explicite. Ainsi les estampes de Manolo Millares intitulées Mutilados de Paz (Mutilés de Paix). Le titre parle de lui-même. Ces artistes étaient tous, d’une certaine manière, des mutilés de paix, mais ils n’avaient pas opté pour un art révolutionnaire et combatif, ils n’avaient pas choisi de remettre en cause le statu quo, considérant peut-être que ce serait la politique, et non l’art, qui changerait les choses.
Est-il vrai que l’ouverture du MAAE a été le point de départ d’une restauration de la vieille ville — la ville haute — de Cuenca ?
Absolument. Dans la ville haute, qui était pratiquement à l’abandon et dont la plupart des constructions étaient en ruines, se sont progressivement installés un certain nombre de peintres. Zóbel, Torner, Saura, Millares, Rueda, Antonio Lorenzo, Sempere et José Guerrero y ont acheté une maison ; Jordi Teixidor et José María Yturralde ont travaillé comme collaborateurs du musée. Et c’est ainsi que le miracle est advenu : la restauration, grâce à l’art et aux artistes, d’un ensemble urbain dont le Musée d’Art Abstrait Espagnol constituait l’axe central et le moteur, et qui a fini par être déclaré patrimoine de l’humanité par l’Unesco.
Quel pourcentage de la collection de la Fondation3 se trouve exposé au MAAE ? À quelle fréquence les œuvres de la collection permanente « tournent-elles » dans le musée ?

La collection de la Fondation Juan March est en « rotation lente » (l’expression est de Zóbel) dans les salles du Musée d’Art Abstrait Espagnol de Cuenca et du Musée de la Fondation March (Museu Fundación Juan March) à Palma de Majorque. Une bonne part de la collection — sauf les œuvres graphiques qui, pour des questions de conservation, ne peuvent être montrées en permanence — est donc exposée dans ces deux lieux. Pour ce qui est du musée de Cuenca, la sélection s’inscrit dans le droit fil de l’installation originelle, même si elle a connu, au long de son histoire, diverses modifications, si l’on tient compte des œuvres qui furent exposées depuis 1966.
La dernière modification en date de la collection a vu la réincorporation en son sein d’artistes qui avaient déjà été présentés dans le musée, parmi lesquels trois femmes : Elena Asins, Soledad Sevilla et Susana Solano.
Quels projets les responsables du musée ont-ils en tête aujourd’hui ? Comment pensent-ils procéder pour lui donner encore davantage de visibilité tant au niveau national qu’à l’échelle internationale ?
Dans un futur proche, nous prévoyons de nous atteler à la climatisation du musée. Une partie des espaces d’exposition seront fermés pendant les travaux mais cela nous permettra de faire voyager la collection du MAAE et de la présenter dans différentes institutions à l’étranger. L’idée — nous sommes d’ailleurs ouverts aux propositions — est de « raconter » l’histoire du musée, d’évoquer la genèse et l’évolution du premier musée démocratique de notre pays.

Pourquoi le musée s’appelle-t-il Musée d’Art Abstrait alors que nombre d’œuvres qui s’y trouvent n’ont rien d’abstrait ?
Disons que ce qui y domine est la peinture abstraite, non-objective, informelle, gestuelle, géométrique, concrète, constructiviste, cinétique… autrement dit des aspects de l’art du XXe siècle qui donnent à voir, de manière plus ou moins claire, la rupture avec le langage de la figuration et du réalisme.
Quelles sont, d’après vous, les principales caractéristiques du MAAE, qui en font un lieu unique en Espagne… et dans le monde ?
Le fait que ce soit un musée conçu par des artistes, un véritable artist-run space, expression qui définit les espaces créés par des artistes en Europe et aux États-Unis à partir des années 70. Et le fait qu’il s’agisse d’une initiative privée mais que celle-ci n’a aucun caractère privatif. Bien au contraire, la vocation du musée depuis 1966, sans interruption, est d’être entièrement ouvert au public. Ce qui rend aussi ce musée unique (je cite ici Gustavo Torner), c’est qu’avant la création du Musée Reina Sofía de Madrid (Museo Nacional Centro de Arte Reina Sofía) en 1985, Cuenca était le seul endroit en Espagne où l’on pouvait voir de l’art moderne dans des conditions dignes des grands musées internationaux.
Comment sont exposées les œuvres du musée ? Quels critères ont présidé à leur mise en place ?
L’installation a été pensée par des artistes, et un grand nombre d’œuvres présentes dans le musée ont été conçues pour y occuper un espace bien précis. Cela signifie qu’ici la muséologie privilégie le regard que le visiteur porte sur chaque œuvre en particulier. Les oeuvres ont été disposées sans tenir compte de la chronologie, du genre ou du style. Ce qui importe, c’est le rapport entre l’art et l’espace.

Pourriez-vous nous présenter quelques œuvres du musée, parmi vos préférées, et justifier votre choix ?
Le musée dans sa totalité représente une sorte de Gesamtkunstwerk. Cependant, si je devais nommer deux œuvres, ce seraient Jardín seco (Jardin sec), de Fernando Zóbel, et Blau i taronja (Orange et bleu) d’Antoni Tàpies. La première parce qu’elle illustre admirablement la subtilité de Zóbel ; la seconde, un tableau qui s’échappe de son cadre, parce qu’elle est représentative de l’art du XXème siècle.
Déplorez-vous l’absence d’un(e) peintre en particulier dans la collection du musée de Cuenca ?
Pas depuis la réincorporation en 2016 d’artistes qui, en leur temps, firent partie de la collection du musée. Il s’agissait au départ d’un musée de collectionneur et nous ne voulons pas qu’il devienne autre chose. Il y a en Espagne des musées nationaux et des collections en suffisance pour que chaque artiste puisse trouver sa place.
Quel autre musée de Cuenca nous conseilleriez-vous de visiter ?
L’Espace Torner. Le projet est postérieur mais il demeure fidèle au critère d’excellence et à l’esthétique du Musée d’Art Abstrait.

Souhaiteriez-vous formuler une autre question sur le MAAE (et y répondre dans la foulée) ?
Plutôt qu’une question, ce sera une affirmation. Et elle n’est pas de moi mais d’Alfred H. Barr, fondateur et premier directeur du MOMA lors de sa visite en 1967 : C’est le plus beau petit musée du monde ! Et j’ai l’immense privilège de travailler pour ce musée et de le diriger.
En savoir plus...
https://www.march.es/arte/cuenca/ Le MAAE — et ce n’est pas son moindre attrait — nous permet de découvrir, aux côtés de quelques grandes figures de l’art du vingtième siècle tels Antoni Tàpies, Antonio Saura ou Eduardo Chillida, un certain nombre de créateurs moins connus chez nous mais également passionnants et profondément originaux (Eusebio Sempere, Gustavo Torner, Manuel Mompó, pour n’en citer que trois). ↩
https://www.march.es/ Créée en 1955 par le financier Juan March Ordinas, la Fondation a pour objectif de promouvoir la culture humaniste et scientifique en Espagne. Son histoire et son modèle institutionnel garantissent l’autonomie de son fonctionnement. Elle dispose de trois sièges : deux musées, à Cuenca et à Palma de Majorque (Museu Fundación Juan March, de Palma de Mallorca), et l’espace madrilène, qui comprend une bibliothèque consacrée à la musique et au théâtre espagnols contemporains (Biblioteca de música y teatro español contemporáneos) et propose tout au long de l’année de remarquables expositions d’art international et des cycles de concerts et de conférences. Toutes les activités organisées par la Fondation sont gratuites. Last but certainly not least, la majorité des concerts et des conférences sont accessibles en format audio ou vidéo sur le site : https://www.march.es/directo/. ↩
La collection d’art contemporain espagnol de la Fondation March comprend plus de 1600 œuvres. ↩
L'auteurThierry Defize
Poète, traducteur, enseignantThierry Defize a rédigé 56 articles sur Karoo.
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