300 millions est le premier roman de Blake Butler traduit en français. Cependant Butler est, aux États-Unis, l’auteur de plusieurs livres salués par la critique. Il revisite ici le genre du thriller en s’enfonçant dans l’esprit tordu et possédé d’un tueur en série à l’ambition démesurée.
Nous a-t-il déjà été donné de lire un livre si étrange ? Je ne sais pas. En tout cas une chose est sûre, 300 millions est un thriller qui sort des sentiers battus.
Dès les premiers mots du livre, le ton est donné. Le style est compliqué, métaphorique, énigmatique, visuel et obscur. L’ambiance est oppressante : on parle d’orgies de cannibalisme et d’usage de la chair. Le discours est flou, incompréhensible, fouillis et très cru.
Bien vite, on peut se rendre compte que les mots que nous lisons font partie d’un dossier composé par la police. Dans ce dossier, des notes de Gretch Gravey, trouvées dans sa maison parmi de nombreux corps en décomposition, ainsi que des commentaires de l’inspecteur Flood et d’autres témoins. Les mots de Gravey sont complexes, oniriques, torturés, tourmentés, atroces, ignobles… Il livre bientôt ce qui l’anime : une voix interne, celle de Darrel. Cette voix le pousse à réaliser un immense crime : assassiner 300 millions d’individus, l’équivalent de la population américaine.
J’ai vécu avec Darrel dans la maison noire plus de treize milliards d’années avant d’acquérir un corps, et pendant ces années le déluge d’idées sur lequel nous allions nous ériger s’incubait et inondait de sang notre cerveau.
Dans sa maison entièrement peinte en noir à l’extérieur, recouverte de miroirs à l’intérieur, il rassemble ce qui ressemble à de jeunes punks dans un sorte de secte. Tous commencent à entendre la voix de Gravey/Darrel dans leur tête. Tous semblent contaminés peu à peu. Ensemble ils jouent de la musique qui ne s’entend pas ; ils filment des choses qui ne se voient pas ; ils recherchent leurs victimes, les tuent, les démembrent, les mangent.
Alors que Gretch Gravey est appréhendé par la police, qu’il est seul dans sa cellule et ne s’exprime pas, la contamination s’étend. Le virus de Darrel semble s’être immiscé dans tous les esprits, en commençant par ceux des policiers qui côtoient Gravey. Les meurtres et les suicides se multiplient ensuite pour couvrir un espace de plus en plus important en Amérique.
Quatre tués en font huit qui en tuent huit de plus avant de se suicider ou d’en tuer encore huit, et les corps ramifiés aux huit tués en tuent au moins seize voire vingt-quatre, chaque corps interrompu initiant une duplication dans le bassin qu’est son entourage ; non par épidémie ou idée virale ou passion ou brutal ministère ou campagne, mais par une chose qu’ils n’ont pas encore nommée et que pourtant chacun connaît mieux que personne, et dans l’innomination de la perpétration le jour passe et raccourcit tandis que la peau s’envole vers la lumière en maints chuintements et s’amasse en couronnes écumantes autour du souffle collectif.
Les commentaires de l’inspecteur Flood sont également de plus en plus étranges. Lui aussi est touché par le virus et bientôt se retrouvera coincé dans La ville de Sod , sur la bande d’un film vide. Au fur et à mesure de la lecture, on s’enfonce de plus en plus dans la folie. Celle de Gravey, celle de Flood, mais aussi celle du texte.
300 millions est un roman de la destruction, de la décomposition, de la désintégration. Cet aspect se joue à tous les niveaux : dans la description de la maison de Gravey, de ses occupants, des corps qui tapissent le sol de la cave ; mais aussi de l’Amérique en elle-même où le meurtre se répand. Il en est de même dans les commentaires de Flood qui se font de plus en plus bizarres et perdent tout leur sens. Certains de ses collègues interviennent même dans les commentaires, mettant en doute ses propos mais aussi l’existence même des notes de Gravey… On en vient à douter de la réalité. Qu’existe-t-il vraiment ? Que se passe-t-il vraiment ?
Blake Butler transforme le genre du thriller mais il porte également un propos sur la littérature en elle-même. Il n’y a pas que les esprits qui se désagrègent au cours du livre, le récit aussi. La narration s’auto-détruit. Plus on avance, plus on s’enfonce dans un monde étrange. L’auteur réussit à créer une atmosphère dérangeante et malsaine en invoquant des images mais en ne racontant presque plus rien du tout. Il parvient à créer une ambiance moite, un brouillard épais et lourd qui colle à la peau.
Le lecteur est alors pris à parti. Des adresses directes lui sont faites et il finit même par se regarder lui-même en train de lire. C’est par des énumérations sans fin qui peuvent prendre jusqu’à cinq pages que l’auteur parvient à ce que le lecteur sorte de son état d’immersion dans le roman et se remarque lui-même en train de lire. On se trouve alors dans une position similaire à celle de Flood, perdu dans un monde vide, face à sa propre image.
Avec 300 millions Blake Butler va loin dans l’écriture de la folie et de la destruction, jusqu’à nous la faire ressentir au plus profond. Lire ce roman est une expérience fascinante mais difficile. Le style est très particulier et il faut véritablement s’accrocher pour en arriver au bout. Le roman est presque illisible par moments. Néanmoins le pari est réussi. Ressentir ce malaise et observer la destruction de la littérature elle-même est rare en lisant un livre. Enfin il faut noter que l’écriture est sombre et nauséabonde : meurtres sanglants, sexe, descriptions gores de cannibalisme et décomposition des corps, discours incompréhensibles sont légions dans le roman. Il serait dès lors déconseillé aux âmes les plus sensibles et aux lecteurs les moins assidus.