A diamond is forever
À ceux qui clament haut et fort que le mariage est une institution désuète, la littérature américaine contemporaine rétorque brillamment en proposant une série de livres aux titres évocateurs. Après l’Histoire d’un mariage d’Andrew Sean Greer (2009) et le Roman du mariage de Jeffrey Eugenides (2013), voici Julie Courtney Sullivan avec les Liens du mariage (2014).
Après
les Débutanteset
Maine, la jeune écrivaine américaine Julie Courtney Sullivan, journaliste au
New York Times, esquisse dans
les Liens du mariagele portrait de cette institution à travers le destin de cinq personnages : Frances, Evelyn, James, Delphine et Kate. Elle construit son histoire autour de la figure de Frances Gerety. Jeune femme travaillant dans un monde d’hommes au milieu des années 1940, cette pionnière de la publicité a appris à se battre pour sa carrière et créé un slogan dont tout le monde se souvient encore aujourd’hui :
« A diamond is forever. »Ironie de la situation, cette célibataire délibérée consacre l’essentiel de sa carrière à imposer le diamant sur le marché des bagues de fiançailles en jouant sur l’impact émotionnel du caillou. Celui-ci devient le symbole de la réussite sociale et privée. Il témoigne de l’engagement du jeune fiancé, de la profondeur de ses sentiments, de son pouvoir d’achat, ou de son adhésion au consumérisme ambiant. Peu à peu, toutes jeunes filles rêvent de s’en voir offrir un et les jeunes garçons, de pouvoir en offrir à leur tour.
Toutes ? Vraiment ? Evelyn, James, Delphine et Kate évoluent respectivement dans les années 1970, 1980, 2000 et 2010, au sein et au milieu de mariages heureux (… parfois) et durables (… souvent). Mais finalement, peu importe l’époque, même si les mentalités évoluent, ce sont toujours les mêmes questions qui finissent par réapparaître. À travers ces portraits intimes (car « Personne ne peut percer le secret du mariage des autres. C’est toujours plus compliqué qu’on ne croit »), J. Courtney Sullivan nous fait découvrir l’histoire de l’Amérique. De la découverte des Beatles à la guerre en Irak, en passant par l’apparition du sida, elle ne cesse de croiser petite et grande histoire. Classique, certes, mais réussi.
Ces dernières années, on avait connu tellement d’agitation, tellement de tentatives visant à remettre en cause l’ordre établi : les mouvements pour les droits civiques, ceux des femmes, même ceux des homosexuels. Le monde était différent et pour une personne d’un certain âge, il y avait de quoi se sentir encore plus vieille. Lorsqu’on avait aboli la ségrégation dans les écoles, ça lui avait fait plaisir. C’était un pas en avant. Mais à présent, les Noirs avaient le droit de se marier avec les Blancs sur tout le territoire américain. Evelyn ne savait pas quoi en penser.
Une Noire s’était même présentée aux élections présidentielles. Gérald disait que ce n’était pas sérieux, mais Evelyn n’en était pas convaincue. Son amie Ruthie l’avait invitée à une réunion de sensibilisation, où il était question de faire campagne pour Shirley Chisholm. Les femmes qui assistaient à la réunion discutèrent également d’un nouveau best-seller, intitulé
Open Marriage
. Un chapitre entier était consacré aux liaisons extraconjugales consenties par les couples, dans le but de préserver l’équilibre de leur relation.
En anglais, on avait créé des mots comme
chairperson
et
Ms
. Pour Evelyn, c’était la preuve que l’ordre naturel des choses était bouleversé.
Comme Andrew Sean Greer, J. Courtney Sullivan réussit l’exploit de mêler dans son portrait anecdotes futiles et thématiques sociales. Elle nous présente une galerie de personnages à la fois englués dans la trivialité du quotidien et reflets des questions qui agitent la société dans laquelle ils évoluent. Au fil des six cents pages qui font de ce livre le parfait roman de vacances, elle brasse l’histoire des différentes rencontres et cérémonies à celle de l’apparition du divorce et du mariage homosexuel. Elle tisse l’histoire de mariages longtemps réfléchis, de mariages passionnels, de mariages éclairs, de mariages en grande pompe, de mariages intimes, de mariages pour éviter l’appel sous le drapeau, de coups de foudre, de jeux de dupes, de mariages brisés, de premier mariage, de deuxième mariage (parce que « C’est tellement mieux. La première fois vous faites ce que tout le monde veut. La deuxième fois, tout le monde a perdu espoir alors vous faites exactement comme vous l’entendez. ») Et finalement, au milieu de cet enchevêtrement, au détour de toutes ces années, peu importe l’histoire, le milieu social, peu importe qu’il soit pur, son nombre de carats ou sa couleur, se retrouve toujours un immuable caillou resplendissant de mille feux.