Après Alice et les autres, où une narration diffractée sculpte les contours d’une maladie mentale, Vinciane Moeschler encense, dans Accordez-moi la parole, la performativité du pouvoir fictionnel et renouvelle brillamment les politiques de réinsertion sociale.
Accordez-moi la parole se fait le théâtre d’une rencontre perméable entre une écrivaine de 31 ans, Salomé, et une mère coupable d’infanticide, Raphaëlle Lombardo, 44 ans. Comme pour retarder la confrontation directe à l’horreur, les deux femmes correspondent avant de se rencontrer en prison. De ces échanges hebdomadaires jaillissent, sous la plume de Salomé, les bribes de la jeunesse de Raphaëlle, une charge mentale colossale, une dépression post-partum et une furieuse envie de fuir :
Et j’ai pensé : à l’avenir, je ne changerai plus les draps, je les foutrai à la poubelle, les draps
du lit. Je changerai de maison de rue de vie me débarrasserai de lui, l’étranglerai dans son
sommeil, lui ferai bouffer sa bite dont il a toujours été si ridiculement fier, je laverai plus
jamais rien, tout sera crasseux et je prendrai mes gosses sous les bras pour d’autres rêves.
Quoi qu’il arrive nous partirons vers la mer.
La rondeur ouatée des dunes, la quiétude d’une plage vide saura prendre soin de nous.
Nous irons là-bas, désinvoltes.
Nous ne saurons qu’à la fin pourquoi Raphaëlle a choisi de demander à Salomé d’écrire autour de son passage à l’acte, de s’en rapprocher, par circonvolutions, sans jamais l’aborder frontalement. Finalement, ce contrat prendra une autre allure suite à un événement inattendu : un ultime changement énonciatif opéré par Salomé rapprochera cette dernière de Raphaëlle, ce qui signera l’éclatement de la culpabilité. Partagé, l’acte retire quelque peu ses griffes d’un seul dos et l’exclusion étend son ombre.
L’eau, ruisselante ou mécanique, sillonne les réflexions des deux femmes. Avant son acte, attirée par un parapluie particulièrement imperméable dans la rue, Raphaëlle se met régulièrement à en emprunter ‒ portant par la même occasion « un bout de la vie d’une autre, ses goûts, ses souvenirs, ses oublis » ‒ jusqu’à les collectionner compulsivement. Timidement mais frénétiquement, elle cherche à entrer en contact avec autrui, par objet interposé. Puis, sa recherche de liens prolonge ses racines d’une correspondance à des dialogues réguliers, avec Salomé, afin de déverser son histoire au compte-goutte. Si les parapluies établissaient des ponts à sens unique entre elle et des inconnues, la mer et l’écriture la relieront à Salomé et vice-versa. Pour les deux femmes, la mer concentre traumatisme et délivrance, apaise et affole. Après avoir rencontré la criminelle pour la première fois, Salomé, bousculée, cherche la mer pour ajuster sa boussole interne. Raphaëlle y associe quant à elle le franchissement des limites du corps et de la vie, le déchainement de la violence et de la mort – elle qui, petite, était une bouée de sauvetage pour sa mère. Plus encore, elle est traversée par l’eau : ses paroles sont comme « des flots marins, une mer dévergondée ». Elle parle d’ailleurs d’« horaires des marées » pour désigner les trajets de l’école à la maison et les analogies qu’elle porte sur son fils ont une douce teinte iodée :
Tes paupières closes sont des coquillages fendus, presque translucides.
Lecteur·rices, nous sommes impliqués dès le titre et la première exergue qui nous somme, au travers des mots de Marguerite Duras1 , de lire tout le livre:
Lisez le livre. Dans tous les cas même dans celui d’une détestation de principe, lisez-le. Nous n’avons plus rien à perdre ni moi de vous, ni vous de moi. Lisez-tout.
Cette posture de témoins qui nous est donnée réveille nos penchants analytiques. Le subtil entremêlement des vies de Salomé et Raphaëlle, mis en valeur par une nette construction, éclate alors à nos yeux : nous percevons les actes suspendus, retenus dans les filets de la raison. Salomé désire « éprouver le réel des autres » pour « trouver un écho à ses propres blessures » et « se rapprocher d’elle-même ». Elle donne une musique aux souffrances des autres :
Un isolement comme le sien ne devrait pas exister.
On a refusé d’entendre.
Sa détresse.
Elle décrit.
La solitude abyssale.
Elle décrit.
Le basculement.
Elle ne s’appartient plus.
Révélant les pouvoirs fictionnels, Accordez-moi la parole déploie un manifeste original de réinsertion. Le directeur de la prison dans laquelle Raphaëlle passe dix années de sa vie désire « humaniser la détention ». Il voit en la fiction un puissant levier de réinsertion et compte sur Salomé pour le prouver à l’égard de Raphaël : le déversement fictionnel peut ériger une vie en une œuvre d’art et maquiller une femme en une héroïne de tragédie. Puis, le retournement salutaire de la terre se révélera dans sa capacité à redresser les dos courbés par la culpabilité. Les métaphores prendront alors les larges verts : repensant au cadet qui n’est plus, Raphaëlle compare ses « oreilles délicates » à de « petites azalées chiffonnées ».
Pour l’une, il s’agit d’un redressement, d’un flux qui repasse, d’un débloquement par la fiction :
Son corps pesant, immobile, plié comme la tige d’une fleur sans eau, ce corps que la prison avait abîmé, semblait lentement se redresser.
Pour l’autre, la découverte d’un émiettement, d’un drame qui peut nous effleurer, l’apprentissage des limites.
Et à travers elles, Vinciane Moeschler
convoque une définition de la littérature, traversée par une observation perméable d’autrui et par une poétisation du réel :
Il a fallu te mettre sous ces machines. Ces horribles tuyaux.
Comme autant de petits serpents.
Partout dans le corps, les orifices comblés.
Existence si minuscule déjà reliée à des artifices.
Tu ressemblais à un petit cosmonaute, le corps en attente, le corps inachevé et déjà
surchargé.
Le dernier roulement s'amenuise. Les frontières entre un acte et son non-lieu ont été lavées par l’eau qui ruisselle et nos yeux se déposent sur le monde avec l’envie d’en gratter les premières couches pour libérer ce qui nous lie toutes et tous.