Alice Zeniter ancrée dans le réel et dans des idéaux
Après de gros succès avec des romans comme L’art de perdre , qui a gagné le Goncourt des Lycéens, et Juste avant l’oubli , Alice Zeniter revient avec un livre qui divise davantage que ses précédents : une ode à l’engagement et un regard sur la société française (très contemporaine).
Comme un empire dans un empire raconte l’histoire de deux destins qui se croisent. Il s’appelle Antoine, il est attaché parlementaire après des études en lettres : militant socialiste depuis ses études, son récit est celui de sa désillusion face à la politique conventionnelle. Elle reste anonyme, on l’appelle L. : elle est hackeuse et milite autrement, de façon plus officieuse, notamment parmi les rangs d’Anonymous. Ce sont deux univers diamétralement opposés qui sont mis côte à côte : le monde petit-bourgeois d’Antoine, les concessions qu’il a dû faire entre ses idéaux et sa réalité de travail, et la révolte qu’il partage néanmoins avec des groupes aux modes d’action plus directe, les gilets jaunes, notamment, qu’on voit naître et se développer en filigranes du récit, ou encore les actions de désobéissance civile auxquelles L. prend part.
L voyait le monde comme la colocation de deux espaces-temps distincts qu'elle appelait le dedans et le dehors et qui étaient clairement séparés - selon elle - par une pression du doigt sur la touche. [...]
Le dedans était libre, flou et immense, il connaissait des murs, des parois chiffrés qui barraient soudain les avenues noires et liquides que L dévalait du bout des doigts, mais elle avait appris, à force de se cogner aux lignes de codes, que celles-ci pouvaient disparaître, se briser ou s'ouvrir. Le dehors appartenait depuis trop longtemps aux autres pour que L puisse y avoir sa place, personne ne se souvenait qui l'avait inventé ni comment s'étaient dessinées toutes les limites qui y rendaient pénible son évolution. L continuait, pourtant, à s'y rendre comme elle se serait jetée dans une étendue d'eau depuis un promontoire, avec un courage têtu, le cœur au bord des lèvres, mais dès que ses obligations prenaient fin, L rentrait se lover dans le dedans.
Si ce roman a été une excellente surprise pour moi, je comprends qu’il soit celui de Zeniter qui suscite le moins de consensus. Il faut, je pense, être assez sensible aux thèmes soulevés – l’engagement, le désemparement face à un monde qu’on n’arrive pas à changer, l’espoir qui subsiste néanmoins – pour être conquis·e. Il ne plaira probablement pas aux personnes qui cherchent du dépaysement par la lecture : dans Comme un empire dans un empire, on parle de gilets jaunes, de l’élection de Macron, de cyberviolences conjugales. Les personnages sont touchants et j’ai pu m’y identifier très facilement – en particulier à Antoine, tout agaçant qu’il puisse être à certains moments –, mais ils restent principalement les réceptacles d’une histoire qui les dépasse. Les deux protagonistes interagissent, mais leur rencontre, qu’on attend comme l’apogée du roman, est assez frustrante de banalité, car elle symbolise un affrontement qui n’a finalement pas vraiment lieu entre des modes d’action opposés : ils ne font que coexister et reconnaître leur existence mutuelle.
Quel est le but, alors, d’un tel roman, si l’intrigue ne tient le rôle que de prétexte ? Probablement pas appeler à l’engagement : que ce soit du côté de la politique institutionnelle ou de la désobéissance civile, tous les combats montrent leurs failles dans ce livre. C’est d’ailleurs en cela qu’Alice Zeniter excelle : la description des moments de flottement, d’inutile, de désemparement. Appelons cela un mal générationnel, une crise globale, un empire qui s’effondre : par son écriture, l’autrice transcrit un sentiment diffus et polymorphe qui empreint la France de ces dernières années. Comme le contenu du roman, son style reste terre-à-terre et abordable par sa simplicité; il m’a donné l’impression de suivre un cours de pensée auquel chacun·e pourrait se reconnaître. C’est une écriture qui se fait discrète, qui laisse la parole aux personnages, au monde dans lequel ils et elles évoluent, à l’interprétation du ou de la lecteur·trice.
Antoine n'avait jamais vu ça. Il se demanda si ce spectacle inédit donnait raison à Xavier: est-ce qu'il se passait vraiment quelque chose ? Est-ce que ça bougeait ? Un magasin de luxe brûlait, noir, d'un côté de l'avenue, sans flammes visibles, juste le panache sombre et la suie. Une des lettres de la marque sobrement affichée au-dessus de la vitrine avait fondu et pendait dans le vide en continuant à se tordre sous l'effet de la chaleur. Antoine fixa, hébété, ce serpentin de matière indéterminée qui se cabrait comme un être vivant, s'effondrait puis demeurait immobile quelques secondes dans une verticale qu'il croyait définitive, avant de se réveiller soudain, comme si la brûlure reprenait.
C’était, pour moi, une excellente surprise de voir cette autrice que j’avais adoré avec L’art de perdre se renouveler avec autant de pertinence. L’intrigue, dans Comme un empire..., est moins centrée sur les drames personnels des personnages, mais se présente plutôt comme une contemplation hébétée du monde qui les entoure, ce qui, dans un sens, est notre lot commun. Cela fait du bien également de voir un roman délibérément engagé et politiquement situé se retrouver au cœur de la rentrée littéraire ; forcément, cela décevra certain·e·s dont les idéaux politiques ne collent pas avec ceux que l’autrice développe dans le roman, mais la beauté du parti pris vaut bien de perdre quelques lecteur·trice·s au passage.