Paru le 16 septembre aux éditions le Mot et le Reste, Alternative Nation de Jean-Marie Pottier est un portrait franc et richement documenté d’une Amérique alternative pré-2000 vrombissante de créativité et de contestations.
Dans ce guide anthologique musical, le journaliste et auteur français revient sur le développement de toute une scène plongée longtemps dans l’underground, mais non moins frémissante d’ambitions et de rébellion, qui se cristallise par l’explosion d’un disque en 1991 : Nevermind de Nirvana. Cette date marque, pour l’auteur, un point de presque non-retour dans l’histoire de toute la partie cachée de « l’Iceberg Nevermind », qui, en la dévoilant à un plus grand public, y plantera ses points positifs et négatifs, mais en tortillera aussi le sens.
C’est pour son anniversaire, 30 ans plus tard, que l’auteur, en grand passionné de cette scène, a décidé d’en documenter l’histoire aux éditions Le Mot et le Reste (et son catalogue musical renversant pour les passionnés d’histoire de la musique). Une musique qui continue encore aujourd’hui d’impacter, inspirer et fasciner plusieurs générations, effaçant parfois même leurs frontières, mais aussi d’interroger et d’alimenter les débats (notamment sur la question de la pureté indépendante dans l’art).
Septembre 2021 sonne aussi les 20 ans d’un autre événement américain bien plus tragique. C’est à cette année que l’auteur décide de clore son odyssée du rock indépendant, la date signifiant pour lui la fin d’une époque qui, si elle portait déjà un certain chaos et désabusement en elle, balaie fatalement « son restant d’insouciance ». Il développe ceci dans son autre ouvrage Ground Zero : Une histoire musicale du 11 septembre .
Pour beaucoup (moi y compris), cet « indie rock » a été le ou l’un des déclencheurs d’une passion musicale inarrêtable, un refuge, un « univers alternatif » de tous les possibles et de toutes les créativités, qu’il ait été synchronisé avec l’époque ou plus rétrospectif. Un rock rafraîchissant et on ne peut plus en symbiose avec son essence, un « come as you are » édifié pour ceux qui ne vibrent pas avec ce qui leur est imposé par les médias dominants. Cette scène des 90’s est aussi souvent vue, a posteriori, tel un Eldorado temporel (peut-être à tort), une période de richesse artistique et de prises de risque non retrouvée ensuite, certains y recherchant l’étincelle dans les nouvelles scènes indépendantes et alternatives. D’autres prêtent une oreille plus cynique à un son complaisant qui ne se réinventerait plus.
Ce livre s’adresse aux amoureux de ce genre musical et de ces scènes alternatives, aux nostalgiques mais aussi ceux qui souhaiteraient mieux comprendre ce pan de l’histoire musicale, comment s’est façonné ce rock et cette pop que l’on peut aujourd’hui entendre à parts presques égales sur les radios mainstream et dans les scènes plus underground/alternatives. Mais également à ceux qui s’intéressent plus généralement à l’histoire culturelle et politique américaine.
Un rock « indépendant » ?
Si le rock alternatif et l’« indie rock » ramènent aujourd’hui davantage à un son et à des connotations précis et définis, loin de la liberté qui lui était offerte (et devenant peut-être ce qu’ils rejettaient au départ), leur histoire et origines demeurent un peu moins connues. Le titre et le sous-titre même, ainsi que sa couverture tout en paradoxes, peuvent même d’abord faire grincer des dents : Nirvana, les Pixies ou Beck ont en effet fait leurs adieux depuis bien longtemps à cette « alternative nation », ne représentant plus qu’un son imité mille fois après.
Quels sens ont encore aujourd’hui les termes indie et alternatif , lorsqu’ils sont appliqués à des groupes qui n’en ont peut-être plus que la sonorité, profitant pourtant maintenant pour certains de plusieurs avantages des majors ? Cette ambiguïté fera parfois préférer le terme « alternatif » à « indépendant ». Quelles sont les origines artistiques, sociales et politiques de ce mouvement, ses influences et les acteurs qui ont participé à son essor ? Qu’a-t-il offert à l’histoire de la musique et la pop culture en général ? Qu’en reste-t-il aujourd’hui, où se cache la nouvelle « alternative nation » ?
L’auteur nous entraine d’août 1991, au premier « appel à rassemblement » par Calvin Johnson « aux misfits d’Amérique » sur le tombeau du mythe de la rockstar et des majors1 à la scène punk hardcore et noise des 80’s, jusqu’au grunge et aux scènes alternatives des 90’s et toutes ses déclinaisons qui éclosent à l’aube des années 2000. Aux toutes premières initiatives Do it yourself , qui ont fait fleurir les premiers labels indépendants, fanzines, cassettes, radios universitaires et happenings. Les diverses interventions des personnalités du mouvement (musiciens aux créateurs de labels) venant d’extraits d’interviews ou magazines apportent aussi un regard brut et réaliste loin des fantasmes.
Le fait que la plupart des événements majeurs relatés prennent place aux États-Unis, avec en fil rouge la progression de Nirvana, explique pourquoi l’auteur a décidé de se pencher sur la scène indépendante américaine, bien que loin de nier l’apport des scènes d’autres pays2 .
Il remet d’autre part les pendules à l’heure sur une génération dite X, qui a souffert d’une romantisation et d’une caricature avant même que cette musique lui soit collée en étiquette, faisant résonner cette peinture de la génération avec les suivantes.
« The public gets what the public wants, but I want nothing this society wants »3
Un autre point majeur est que Pottier, en journaliste spécialisé en politiques et cultures américaines, prend cette histoire musicale sous ce prisme et permet ainsi de montrer sous un jour nouveau un mouvement et genre que l’on qualifie d’apolitiques. Il met en lumière son essence et évolution au départ de révoltes (qui basculeront progressivement dans un défaitisme) contre une société américaine conservatrice et réactionnaire, en plein essor du néolibéralisme, tout comme il remettait en question le fonctionnement de l’industrie musicale. C’est l’Histoire de ces freaks qui cherchaient aussi le succès populaire, mais par un autre médium (et d’abord de leurs propres moyens), sans les contraintes qu’impliquent les majors. Il fait se succéder au fil des pages, non sans un certain humour, les noms des différents présidents américains chronologiquement et les réactions respectives de certains personnages et groupes de cette scène alternative, comme un prolongement au punk qui s’opposait alors au conservatisme anglais.
Il n’oublie pas non plus les penchants négatifs, montrant bien que, comme tout mouvement de contestation et revendiquant la pureté, il a ses failles et paradoxes. (« come as you are, as I want you to be »). Des compromis et ambiguïtés qui ont traversé des groupes comme Nirvana (et qui ont toujours existé dans le milieu de la musique), aux labels indépendants au profil parfois plus carnassier que celui des industries plus mainstream.
À la suite de son exploration de l’histoire du mouvement, l’auteur propose une sélection discographique chronologique. S’il prévient et assume par avance que l’objectivité et l’exhaustivité totales sont quasi impossibles dans ce genre d’initiative, il dit avoir tenté d’illustrer 20 ans de rock alternatif américain avec le plus de variété possible. On y retrouve autant les classiques profitant d’une critique et description fournies dans une plume inspirée et poétique, complétant davantage le contexte et historique de la première partie, que des suggestions de pépites plus méconnues mais ayant aussi apporté leur brique à ce genre. Chaque album est accompagné de recommandations supplémentaires en rapport avec le groupe ou qui lui sont similaires. Peu probable donc de ne pas ressortir de cette lecture riche d’au moins une nouvelle trouvaille.
L’auteur a également partagé une playlist en parallèle à son guide reprenant quelques titres qui y sont mentionnés, mais aussi avec des oublis ou ajouts semblant volontaires, plus easy-listening dans l’ensemble.
Des cassettes à Internet
Vu les libertés prises par l’auteur pour sa playlist, même par rapport à son livre, j’ai souhaité moi aussi proposer ma propre sélection avec les groupes et morceaux qui m’ont marquée, tout en essayant quand-même de coller à une certaine progression cohérente du mouvement. Elle se veut également complémentaire à la sienne, donc je n’ai pas forcément remis tout ce qui y était et représentait un bon choix. J’ai pour ma part aussi pris la liberté d’ajouter quelques groupes non-américains qui ont pour moi vraiment leur part influente dans ce mouvement, tels des chaînons manquants dans l’histoire américaine de la musique alternative, ou encore des coups de cœur personnels. Elle s’étend aussi jusqu’à aujourd’hui avec quelques représentants qui sont selon moi dans la lignée des groupes et artistes phares, que je vois personnellement rester dans l’histoire musicale (pourquoi pas dans un livre sur « la scène alternative du 21e siècle ? »).
Il peut être intéressant de montrer que, malgré l’Histoire et ses événements, ce mouvement a continué sa route tant bien que mal et fait fleurir d’autres artistes majeurs, et notamment en dehors des USA (même s’il retombe par moments dans l’underground, comme actuellement). Déplacée vers d’autres horizons, comme Internet, il renvoie communément à des groupes signés mais tentant toujours pour certains de proposer une musique inspirée et inventive, ainsi qu’à ceux qui s'auto-produisent et diffusent leur musique en ligne (sur des plateformes comme Bandcamp ou soundcloud). Terres d’expression sans pareille, même s’il est peut-être devenu encore plus difficile de se faire une vraie place parmi la masse et le flux d’informations. De nombreux artistes témoignent toujours de l’inspiration de cette scène indépendante, des moyens et techniques d’enregistrement, parfois même de diffusion (les cassettes faisant leur grand retour), du son, esthétique, et même au-delà du rock et de la musique, tout art confondu. L’engagement se fait peut-être plus rare ou implicite, mais certains semblent avoir porté leurs fruits comme le montre la multiplication des groupes féminins. Tout comme le mythe de la rock star ou de l’icône semble bel et bien enterré, chaque communauté y érigeant la sienne (pour le reste, l’Histoire nous le dira).
Il n’est pas possible de reprendre tous ces artistes en une playlist (tout comme ceux de la multitude de labels indépendants), mais il suffit déjà de prêter une oreille du côté des plateformes (ou des nombreux blogs qui mettent en avant des trésors cachés) pour tomber sur des pépites et les soutenir. Internet a ainsi permis en quelque sorte de retrouver un certain esprit « indie » originel, de Do it yourself , sans devoir passer par un label ou autre intermédiaire, encourageant l’autoproduction, facilitant la diffusion et la promotion, tandis que d’un autre côté, certains labels indépendants sont de plus en plus difficiles à discerner des majors. Le groupe Car Seat Headrest est un bon et assez connu exemple de la postérité de ce mouvement, passé d’une autoproduction totale et publication sur Internet durant des années, à une signature sur le label Matador, avec déjà une petite carrière indépendante très prolifique au compteur.