Âme brisée d'Akira Mizubayashi raconte l’extraordinaire parcours d’un luthier japonais-français. C'est aussi un livre qui chante la musique, poétise les fantômes de la vie, raconte la transmission et ses hasards.
En musique, le thème est la grille harmonique qui sert de support pour la création et donne à l’œuvre toute son unité. Par exemple, Beethoven a composé sa cinquième symphonie à partir d’un thème magistral de quatre notes. C’est l’éclatant « Pom, pom, pom, pom ».
Akira Mizubayashi , en véritable maestro, a composé Âme brisée autour d’un motif ternaire léger, multiple et harmonieux. C’est l’étonnant « Rei, Rei, Rei »…
Le premier temps du récit raconte Rei le collégien. Dans le Tokyo des années 1930, tandis que le Japon s’apprête à envahir la Chine , Rei lit un livre : Dites-moi comment vous allez vivre de Genzaburo Yoshino. D’une oreille, il entend son père jouer du violon : Quatuor à cordes en la mineur opus 29 dit « Rosamunde » de Franz Schubert. Mais si belle soit-elle, la musique ne parvient pas à couvrir les bruits de bottes qui se pressent dans l’escalier . La guerre n’attend pas l’entracte. Rei, à 11 ans, se retrouve orphelin.
Adopté par Philippe, un ami de son père, Rei grandit en France. Dans une main, le livre qu’il n’a pas eu le temps de lâcher, dans l’autre, l’âme brisée du violon de son père. À ses pieds, un petit chien shiba tout aussi esseulé. Et dans la tête pour toujours ce refrain schubertien, « Rosamunde ».
Le deuxième temps du récit raconte Rei l’apprenti. À Mirecourt, petite ville oubliée des Vosges, il apprend l’art de la lutherie. Avec une régularité et une ardeur exemplaire, il perfectionne son geste ; ponçant les chevalets, sculptant les ouïes, lustrant les harmonies... Les rares fois où Rei abandonne ses rabots, c’est pour y retrouver Hélène, apprentie archetière.
Il lui faudra 21 ans et un détour par Crémone en Italie pour parfaire son art de luthier « […] celui de rendre les sons de l’âme , de la vie intérieure, de la plus noire mélancolie comme de la joie la plus profonde […] ».
Le troisième temps du récit raconte Rei le luthier. Avec Hélène, il s’installe à Paris : lui vend ses violons, elle ses archets. Sur le canapé, s’endort un shiba familier. Au rythme des Sonates et Partitas de Bach, Rei travaille au projet de sa vie : restaurer l’âme du violon paternel et par la même occasion, sauver la sienne…
Contre toute attente, cette dernière déclinaison de Rei est sûrement la plus turbulente. Celle qui s’affranchit du temps écoulé, ranime les fantômes du passé, fait résonner la musique oubliée.
Les aigus sonnaient comme une longue enfilade de gouttes d’eau pure versées par un ciel bas et tourmenté, étincelant aux premiers rayons du soleil pénétrant obliquement les feuillages verdoyants d’une forêt boréale luxuriante, tandis que les médiums et les graves étaient comme ouatés, glissant sur une étendue de velours, suscitant une impression de chaleur intime émanant d’une cheminée de marbre restée allumée tout la nuit. Il y avait là, en plus, une saisissante égalité de timbres. La musique avançait, revenait, montait, descendait avec une liberté euphorique ; elle faisait penser à une danse joyeuse et sautillante qui semblait exprimer le bonheur de marcher dans un paysage enchanté.
Le thème de Rei est ainsi un squelette mélodique et modulable sur lequel se greffe variations, modulations et ornements. Le Rei du premier temps se distingue du deuxième, tout comme le troisième des deux précédents. Néanmoins, si différents soient-ils, ils ne font qu’un. Chaque temps s’influence et se superpose, le tout formant le thème, et le thème portant le tout.
En déclinant trois versions singulières d’un même personnage blessé et passionné, Akira Mizubayashi se joue des âges et raconte avec poésie les fantômes de la vie. L’autel de Rei et ses « objets témoins du passé assassiné », dont on suit l’incroyable transmission, prouvent que rien ne disparaît complètement, que tout peut être reconstruit.
Surtout, ce récit aux multiples facettes raconte le pouvoir de la musique. Car si un thème est facilement mémorisable, il n’est rien sans un refrain. Tout comme Rei est peu de chose sans Bach, Schubert et les violons.
Le silence dura longtemps… personne n’osait le perturber.
Quelqu’un, cependant, à bout de patience et d’émotion, frappa des mains timidement.
Les autres le suivirent.
Ce fut alors une interminable avalanche d’applaudissements.
D’une prose cristalline, poétique et musicale, Akira Mizubayashi nous transporte dans un univers féérique et bienveillant. Impossible de refermer Âme brisée sans un sentiment d’apaisement et une terrible envie d’aller de l’avant !
L’autel musical ou playlist de Rei
Quatuor à cordes en la mineur opus 29 « Rosamunde » de Franz Schubert
La Gavotte en rondeau, Partita n°3 en mi majeur de Jean-Sébastien Bach
Concerto à la mémoire d’un ange d’Alban Berg