Alors que le roman le plus vendu d’Agatha Christie, Dix Petits Nègres , n’a jamais vraiment fait l’objet d’adaptations cinématographiques éblouissantes, voici qu’une mini-série en trois épisodes de la BBC lui restitue toute sa noirceur et sa cruauté.
première partie
La scénariste, Sarah Phelps, n’avait jamais lu le livre auparavant et a été littéralement choquée par la brutalité du récit, l’absence de toute rédemption, l’horreur claustrophobique de l’intrigue, la cruauté de la situation. Votre assassin vous sourit, il vous parle, il est lové au milieu du groupe, jouissant de tous les instants de désarroi, dégustant votre peur : on a rarement été aussi loin dans le sadisme, même si c’est en mode petits fours et tasses de thé.
Le soin apporté à l’image, au choix de l’île et à la décoration intérieure de la demeure est extraordinaire. Dès le générique, une musique sombre accompagne les invités impassibles dans le petit bateau à moteur qui les amène dans l’île du soldat, l’île dont ils ne reviendront jamais.
Sur la table de la salle à manger trône le plateau avec les dix superbes figurines de jade qui seront cassées l’une après l’autre par le meurtrier, au rythme de ses forfaits. Des figurines qui ne rappellent en rien des soldats : abstraites, absurdes, elles symbolisent peut-être la déshumanisation frappant ceux qui ont franchi la ligne rouge du crime.
L’interprétation est d’une qualité toute britannique, tous les personnages semblent habités par leurs failles intérieures. Tous, sauf Philip Lombard (Aiden Turner), le seul à n’éprouver aucuns remords, véritable carnassier acharné à sa survie. La réalisation a insisté jusqu’au paroxysme sur l’élégance des costumes et des lieux, afin que l’irruption des meurtres sanglants tétanise étrangement le spectateur, sans tomber dans les délires d’hémoglobine vulgaires des slashers américains. Et les marionnettes se font chair : les dix protagonistes ne sont plus des esquisses typées pour les besoins du récit mais des êtres partagés entre tourments intimes et instinct vital. Et l’invraisemblable situation dans laquelle tous sont plongés se teinte curieusement d’un effroyable réalisme.
Le roman date de 1939, soit la veille de la Deuxième Guerre mondiale. Les personnages ont tous vécu les horreurs de 14-18 et le ton général du roman d’Agatha Christie est bien celui d’une période de sourde angoisse pré-apocalyptique que retrouve idéalement la mise en scène de la BBC grâce à un montage très serré, littéralement étouffant.
Comme le dit un moment le personnage de William Blore : « Nous sommes peut-être déjà morts et en enfer. » Et on se rend compte alors à quel point le roman d’Agatha Christie est proche de l’Enfer de Dante.
Même impossibilité de salut, même gradation des fautes, puisque plus l’implacable « justicier » aura jugé le crime moralement effroyable, plus (torture psychologique raffinée) la victime devra attendre avant de se voir exécutée. Rappelons aussi le chiffre « dix », rappel possible de l’un des deux chiffres sacrés de la Divine Comédie .
Même volonté aussi chez l’assassin de réaliser le crime parfait, reflet de la volonté de la romancière de réaliser la machination parfaite, tout comme Dante voyait dans la structure de sa comédie un reflet de l’ordre divin.
Pour une fois aussi, la scénariste décide d’évoquer en flashbacks judicieux le passé des personnages, leurs motivations profondes. Et – tour de force dû en partie à la science du montage – jamais cette évasion dans le temps ne procure la moindre bouffée d’air, ne donne l’impression de desserrer l’étau : l’image de l’île inaccessible se mélange d’ailleurs plusieurs fois avec une image d’eau et d’île qui hante le personnage de Vera Claythorne (Maeve Dermody), celle d’une île vers laquelle elle a laissé nager l’enfant dont elle avait la garde, afin qu’il se noie. Là aussi on pense aux damnés qui racontent à Dante leur histoire, l’instant fatidique où ils ont, comme dirait Camus, « frappé à la porte du malheur. » Mais sur l’île fatale, ils se parlent à eux-mêmes ou n’ont que brièvement l’oreille d’autres damnés enfoncés dans leur propre drame.
Le justicier maniaque camouflera son suicide par la mise en scène de son propre meurtre, laissant sur les lieux dix cadavres et un grand mystère irrésolu, sans coupable apparent.
Là aussi, comme dans le cas de la Divine Comédie , on pense à la Bible, et plus particulièrement à la Genèse ; un critique n’a-t-il pas fait remarquer un jour que la Création du Monde était la meilleure intrigue policière par excellence : un crime parfait dont on n’a pas encore retrouvé l’auteur…