Banc de brume de Sophie Berger
Brouillard de l'intime
Dans son premier roman, Banc de brume, Sophie Berger raconte à la première personne l'histoire d'Alice, une preneuse de son qui décide d'enquêter sur la disparition de son oncle. Une (auto)fiction singulière qui remue l'intime et nous mène dans le brouillard.
« Debout devant le miroir, je scrute mon reflet dans une veste aviateur col mouton, marron glacé. » Je sais, quelle paresse de commencer une critique par un incipit ! Mais celui-ci encapsule si bien les pages qui vont suivre. La personne qui se regarde dans la glace, c’est Alice, une preneuse de son française de 35 ans qui partage le métier, l’âge et le physique de l’autrice du roman dont elle est l’héroïne, Sophie Berger. De là à coller « auto » devant « fiction », il n’y a qu’un pas.
De l’autre côté du miroir
Est-ce votre histoire Sophie ? Celle d’une adulte « restée l’enfant qui n’ose pas demander qu’on lui explique » et qui reste profondément troublée par la disparition du frère de votre mère, Olivier, et de sa femme, Yvonne, décédés ensemble dans un accident d’avion de tourisme ? Ce baptême de l’air qui devait conclure en fanfare leurs noces, célébrées avec faste dans la Bretagne des années septante.
« Le souvenir du mariage ne pourra plus être un simple souvenir heureux. Il sera désormais une circonstance aggravante. » Pourtant, en 1976, vous n’êtes pas encore née et cet oncle disparu, vous ne l’avez jamais connu. Votre mère ne vous en dit rien non plus. Dans la famille, le sujet reste tabou. Il y a bien cette photographie accrochée quelque part dans la maison, mais c’est un visage plein de silence qui y est imprimé.
Je vous vouvoie, car je n’ai pas vraiment rencontré votre chemin en lisant ce livre. Vous ne m’êtes pas devenue familière, Alice. J’ai été témoin de vos réflexions sur votre légitimité à vous emparer de cette histoire, à vous lancer sur les traces de cet accident pour retrouver absolument tout ce que votre mère vous a tu : le modèle de l’avion, les personnes présentes lors du crash, les circonstances météorologiques, etc.
Tous ces détails sont passés en revue, avec une minutie presque journalistique, mais ils ne me disent pas grand-chose de vous. J’assiste à vos échanges avec votre frère, Étienne, qui vous suit dans vos recherches. On dirait que vous jouez au policier tous les deux. Ici, néanmoins, pas de complot ourdi ou d’inspecteur véreux, tout est terriblement banal. Un roman catégorie « faits divers ».
« Tu ne parleras point »
Par certains aspects, Banc de brume répond à Corps de ferme, dont j’avais parlé dans une autre critique. Dans les deux livres, il s’agit de crever le mutisme familial, savamment entretenu, et d’oser désobéir à cet interdit tacite : « Tu ne parleras point. » Le sujet de Corps de ferme1 lui donne une amplitude politique autre, qui se recroqueville ici dans l’intime. Alors qu’Aurélie Olivier termine son poème par une main tendue à d’autres personnes aux parcours similaires, Banc de brume ne prétend rien d’autre que raconter cette histoire, histoire parmi les histoires, ne se prêtant à aucune lutte, ne s’inscrivant dans un contexte que par la force des choses.
Collection blanche, écriture blanche. On avance dans ce livre aveuglé, mais pas plus éclairé. « Pour moi, cette histoire n’existait pas ; désormais, j’ai le besoin urgent de savoir, rencontrer ceux qui pourraient m’en parler. », nous dit Alice. Sans jamais que ce déclic, ce « désormais », ne soit expliqué ou décortiqué.
Plus étonnant, sa mère n’occupe pas une place centrale dans ses pensées, même si elle est bien sûr celle à qui il faudra parler une fois l’enquête bouclée. Son nom n’apparaît qu’à la page 176 : Sylvie. On sait qu’elle et Étienne étaient très proches, mais on ne s’étend pas sur la douleur qu’elle pourrait ressentir. Et on ne l’entend que très peu. Serait-on donc vraiment face à une enfant blonde qui ne voit qu’elle dans le miroir ?
Une attraction invisible
« C’est le trou noir, Alice. » répond son père quand elle lui demande de se souvenir de ce fameux jour de 1976. C’est angoissant pour une preneuse de son, quand la bande est endommagée. Plus loin, la narratrice s’interroge :
« On se forge un chemin dans le noir, avec les béquilles les mieux ajustées. Mais le sens de nos vies à nous, les enfants de Sylvie, est aimanté par ce pôle manquant. Comment en serait-il autrement ? Et le silence gardé autour du drame ne fait que renforcer cette attraction invisible. »
Banc de brume témoigne manifestement d’une obsession, à la frontière du projet artistique, du devoir de mémoire et de la curiosité morbide. Mais sur ce dernier plan, il y a comme une autre couche de non-dit. De telle sorte qu’à la fin de ce récit, on a cette impression désagréable que l’essentiel se dérobe encore.