Baqué en justes morceaux
Quand un CRS morcelle en fragments drolatiques ou amers son âpre enfance languedocienne et la fait se faufiler par le chas précis de la littérature, ce qui semble de prime abord un livre infime devient maousse costaud et salutaire.
Joël Baqué fait partie du « peuple des enfants » des années 1970. De ceux qui ont été biberonnés aux Shadoks et aux Envahisseurs , trouvaient de sensas bibelots de plastique au fond des paquets de lessive Bonux et avaient des meubles de cuisine en formica. De ceux qui ont exulté face aux exploits dorés de Nadia Comăneci ou tenté de faire « pisser les cigales en leur mettant les pattes dans l’eau froide ». Dans sa famille nucléaire de Montblanc (près de Béziers), il y a André, sinistre paternel qui travaille dans les vignes, décime les portées de chatons à la pelle et assène des vérités qu’il juge indiscutables – « L’accordéon c’est plus difficile que le piano parce qu’en plus des touches faut doser l’air. L’accordéon, ça oui c’est quelque chose ! » La mère – à peine si elle a un nom – tente de noyer sa dépression en ingurgitant un « cachet fervessant » après l’autre. Paul, le naïf frère cadet et bègue, se découvre une attirance pour les hommes dans le catalogue de La Redoute et la brune sœur Valérie, véritable astre de la maisonnée, est « belle dans toutes les langues », « rayonna[nt] par sa seule nature ». Au milieu de cette mélasse, Joël est l’athlète attentif qui tente de tirer son épingle du jeu et que jeunesse se passe.
Il y avait de fortes chances que ce texte-là, aussi attendrissant que diffracté, passe à travers les mailles de notre filet. Pensez… même pas 200 pages, de tout-petits tessons d’âge-pas-si-tendre qui pourraient évoquer par la bande le Je me souviens de Georges Perec ? Vous ne l’auriez peut-être pas acquis contre un Faulkner, troqué contre un prix Pulitzer ou échangé contre un Brautigan. Ce serait sans compter la façon parfaitement gouleyante de Baqué de faire jaillir d’imparables formules, et son sens acéré – lui qui fut converti à la littérature grâce à Ponge – de ce que sont les choses et les mots et de leur hiérarchie, sous la surface (« les banderilles comme hybride du harpon et de la guirlande » ou « je reste rétif à la masculinité de termite »).
Comme Valérie Mréjen (notamment l’Agrume et Mon grand-père , publiés chez Allia) ce drôle de zig – qui a devancé l’appel à dix-sept ans et fut à son époque le plus jeune gendarme de France – joue les entomologistes de l’enfance, avec drôlerie aigre-douce et méticulosité. Comme Lydia Davis (infra-nouvelliste américaine à qui l’on doit récemment le recueil Histoire réversible , chez Bourgois), il fait mouche de façon piquante et condensée mais toujours étonnante.
Le titre de son viatique de poche, négation même de l’importance des réalités qui nous paraîtraient a priori immenses, joue d’ailleurs déjà les pieds de nez : il nous confronte à ce tamis insidieux à travers lequel le pater familias , inlassablement obtus, fait passer les situations épatantes pour les saboter. À cette manière péremptoire dont il renvoie dans les cordes tout enthousiasme, à commencer par les disques, les minijupes, Claude François ou les livres « accusés de tuer la vue et d’emplir l’esprit de bouillacades ».
La mer c’est rien du tout agit donc à nos yeux comme un signal d’alerte, un sésame implicite pour nous encourager à maintenir – envers et contre les censeurs – la joie intacte grâce au pouvoir agissant et fourmillant du langage et de la littérature.
On ne vous en dévoilera guère plus parce qu’on ne voudrait en rien gâcher le plaisir de votre propre jonglerie avec ces croquants osselets – plus justes que nostalgiques – à (r)assembler au gré des pages comme des autocollants Panini. On aimerait juste prendre le pari que, comme nous, vous adopterez Joël Baqué. Parce que ce gars-là, avec son nom sur trois couvertures ( Aire du mouton et la Salle , tous les deux aussi chez P.O.L.), on peut désormais vous affirmer que c’est quelque chose.